Avec son quatrième ouvrage Providencia, publié en octobre 2020, Daniel Reuter nous emmène dans un Chili dénudé de vie. Exemptes d’informations, les photographies laissent notre imagination interpréter les clichés selon nos désirs. L’artiste nous ouvre les portes d’un monde dont nous sommes les concepteurs. Entretien.
Fisheye : Peux-tu te présenter ?
Daniel Reuter : Je suis un artiste et photographe installé à Reykjavik, en Islande, et au Luxembourg. Je suis né en Allemagne et ai été élevé au Luxembourg. Je travaille dans le domaine de la photographie depuis dix ans, après une carrière dans la publicité.
Comment définis-tu ton écriture photographique ?
Chacun des mes projets émerge ainsi : je recherche des lieux qui peuvent devenir des sujets potentiels. Cette quête est instinctive et repose sur plusieurs critères personnels, définis de façon vague. Les régions qui ont une certaine complexité historique, topographique ou visuelle m’intriguent particulièrement. Moins je comprends un lieu à mon arrivée, mieux c’est. Cela me motive à rester et à étudier plus en profondeur l’environnement.
Une fois que j’ai une quantité d’images suffisantes, je les édite, et je les assemble en séquence afin de créer un espace autonome. Ce que je veux dire par là, c’est que la séquence d’images compose un ensemble, et prend tout son sens une fois réunie dans un livre. Un sentiment d’appartenance me prend quand je sélectionne mes images. Elles véhiculent une atmosphère qui leur est propre.
Quelle est la genèse du projet Providencia ? Comment t’es venue l’idée de faire cet ouvrage ?
J’ai découvert le Chili lorsque j’ai regardé Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán. Ce film propose une réflexion à plusieurs niveaux sur le désert d’Atacama, dans le nord du Chili. Il associe l’infini de l’univers et l’histoire politique récente du Chili, de manière poétique. Je travaillais sur mon premier livre, History of the Visit quand j’ai regardé ce long-métrage. L’idée d’arriver à une compréhension plus approfondie d’un paysage par une interprétation plus aérienne me semblait alors pertinente.
J’ai finalement voyagé au Chili en 2016, et j’ai visité la Patagonie et l’Atacama, photographiant principalement des paysages en noir et blanc. Et lors de mes voyages suivants, j’ai fini par me lasser de la solitude éprouvée dans ces endroits reculés. À la suite d’une série d’événements heureux, j’ai participé à une résidence d’artiste située dans une tour moderne, dans le quartier de Providencia, à Santiago. Le désir de faire un livre photo est apparu durant les premiers jours passés dans cette région.
Quel a été ton processus de création ?
Après mon premier séjour à Providencia, je suis revenu plusieurs fois sur les lieux. Le travail s’est alors concentré uniquement sur cette zone. Lorsque je repense à mon séjour là-bas, je me souviens que j’avais souvent l’impression d’être un personnage différent, tel un héros dans un livre. Durant cette période, j’ai appris à connaître certains de mes voisins dans l’immeuble – le concierge Ricardo par exemple – et je me suis fait des amis. Mes longues promenades quotidiennes m’ont permis de photographier et construire lentement une archive visuelle, sans connaître l’issu de ce travail.
J’aimerais que ce processus soit contrôlé, mais ce n’est pas le cas. Parfois, on arrive à un point où le travail produit devient indépendant de notre volonté.
La sélection des lieux que tu photographies semble important, comment s’opèrent tes choix ?
Je cherche à me libérer des préjugés établis ou influencés par des contraintes culturelles. Il est difficile de relier un moment précis de l’histoire du désert de l’Atacama, Providencia ou l’Islande. Le terme terra nullius me semble approprié. De plus travailler avec un paysage aussi vierge me donne la possibilité de l’imprégner de mes intentions et de ma présence dans ces lieux.
Pendant mon séjour au Chili, on m’a souvent dit que les gens avaient l’impression de vivre sur une île, isolés par les Andes à l’est et par le Pacifique à l’ouest. Après trois jours de voyage en Islande, j’ai réussi à atterrir sur une autre île, ne serait-ce que métaphorique.
Tu as dit que tes photographies sont une « zone personnelle, imaginée », pourquoi construire cette relation privilégiée avec les décors ? Quelles sont tes références dans la construction de cet espace intime ?
J’insiste souvent sur cet idée depuis que je me méfie des faits, et que je remets en question la légitimité d’une vérité établie. De nombreux exemples illustrent cette approche dans la littérature et le cinéma — Bruce Chatwin, les documentaires d’Herzog. Schmidt, Ursula Schulz-Dornburg, ou encore le travail sur le désert de Susan Lipper proposent des créations qui évoluent entre l’histoire d’un lieu et son interprétation.
Pour Providencia , l’artiste suisse Claudio Moser a été une influence importante. Ses images de paysages portent des noms de lieux exacts mais échappent à toute interprétation documentaire singulière.
Tu dis que ton travail est fait « d’abstraction et de décontextualisation », en quoi ton approche est-elle décontextualisée ?
Dans History of the Visit, le cadre géographique de l’Islande est sans importance pour comprendre l’oeuvre. En parallèle, les images urbaines de Providencia se combinent avec des images de ruines et de reliques dans un paysage désertique, situé à des milliers de kilomètres. Les deux séries montrent une construction définie par un périmètre fictif. En ce qui concerne la composition, j’installe souvent l’appareil photo à un angle plus bas, en négligeant la ligne d’horizon. L’image s’oriente davantage vers l’abstraction et traite moins d’un emplacement précis.
Rares sont tes photos où les hommes apparaissent, pourquoi ?
La première maquette de Providencia a souvent amené cette remarque. J’ai remis en question ma réticence à faire du portrait et j’ai fait appel à deux assistants à Santiago pour m’aider à trouver des mannequins. Dans la dernière version du livre, les portraits accentuent l’humanité la ville, pour reprendre le titre de l’histoire de M. Zambra qui clôt Providencia.
Ce qui a été construit par l’Homme dans tes images semble se dégrader peu à peu. Penses-tu que l’Homme a perdu le contrôle et n’est plus capable d’entretenir ce qu’il a édifié ?
Ma fascination pour ce que nous laissons derrière nous m’amène à représenter le déclin. Prenez par exemple l’architecture moderne. De notre point de vue actuel, elle évoque l’aspiration et l’optimisme d’un avenir meilleur – qui ne s’est sans doute jamais réalisé. Je ressens à la fois beauté et tristesse dans ces constructions de métal et de verre recouvertes de poussière.
« L’humanité a perdu le contrôle » : cela me semble être un léger euphémisme au vu des événements mondiaux actuels.
Selon toi, doit-on laisser plus de place à la nature ?
L’un des soucis de notre condition est la séparation entre le « nous » et la « nature ». Peut-être qu’une réflexion plus unifiée sur les systèmes écologiques, sur notre rôle dans ces systèmes et notre dépendance à leur égard conduirait à une action plus prudente. Il est clair que nous avons besoin d’une réponse plus urgente qu’une reprogrammation idéologique. Aussi, ma position sur ce point est-elle futile.
À la fin de ton livre se trouve un passage d’un livre d’Alejandro Zambra. En quoi ses écrits te fascinent-ils ? Qu’est-ce qui te relie à lui ?
Mon ami qui dirige la résidence d’artistes à Santiago, m’a fait découvrir les écrits d’Alejandro Zambra. J’ai terminé la lecture de son ouvrage Mes documents durant mon vol retour. La combinaison entre fiction et autobiographie m’a directement attiré. Certaines des histoires se déroulent également à Providencia, ce qui a eu un impact sur ma vision de ce quartier. De plus lors de mes deux derniers voyages au Chili, en 2019, des manifestations éclataient. Les idées de fuite du destin, de perte de contrôle et d’espoir semblaient appropriées.
J’ai écrit à Alejandro Zambra pour lui décrire mon travail. Il a gentiment accepté de fournir une histoire pour mon livre. Suite à cet échange j’ai rencontré à Santiago un de ses personnages, sa traductrice anglaise, que je connaissais depuis qu’elle était apparue dans certaines de ses récits. La rencontrer en personne m’a semblé tout à fait surréaliste et métaphysique.
J’ai trouvé essentiel d’inclure Accent (texte de l’écrivain à la fin de Providencia) dans le livre car il aborde explicitement les événements politiques chiliens de la fin 2019. Une réalité dont les images font allusion.
Tes précédents projets sont en noir et blanc, pourquoi avoir mélangé couleur et noir et blanc pour ce travail ?
Je n’avais jamais travaillé avec des images en couleurs pour les précédentes séries. Ce choix était spontané, comme celui de faire des portraits. J’ai également apprécié mélanger couleurs et noir et blanc, mais je ne suis pas sûr d’avoir réussi. Pour moi, les images en noir et blanc se situent sur une ligne temporelle différente de celles en couleur présentes dans le livre. Peut-être parlent-elles d’un lieu plus ancien, qui était là avant la naissance de Providencia…
Un dernier mot ?
Providencia
sera visible à Arles, à partir du 4 Juillet à la Chapelle de la Charité.
Providencia, Éditions Skinnerbox, 35€, 112 p.
© Daniel Reuter