Décoloniser les regards

17 novembre 2022   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Décoloniser les regards

Décadrage colonial, la nouvelle exposition de la Galerie de photographies du Centre Pompidou montre comment une avant-garde artistique a voulu contrer la vision raciste déployée au cours de l’entre-deux-guerres, et dont le point d’orgue fut l’Exposition coloniale de 1931, à Paris. Cet article, rédigé par Marie Canet, est à retrouver en intégralité dans le Fisheye #56

1931, Exposition coloniale, Paris : on déploie à l’échelle d’une ville un parc à thèmes où l’on peut se promener, observer, s’instruire et acheter. Trente-trois millions de visiteurs… Ce dispositif est important, car il apparaît encore nécessaire à l’État pour fusionner la France et ses colonies dans l’imaginaire des Français. En 1931, on a encore besoin du soutien du peuple afin de poursuivre le mouvement colonial. Pourtant, des voix dissidentes s’élèvent malgré la force de persuasion déployée dans les dispositifs de propagande. Leurs échos sont d’une portée limitée mais ils grossissent de jour en jour, contestant ouvertement, durant l’entre-deux-guerres, les violences d’État que charrie de fait le projet impérial. Artistes, militants et intellectuels de la gauche radicale réclament la fin des violences et rivalisent, plastiquement et conceptuellement. Usant des images et du langage, ils tentent de mobiliser les consciences, de déconstruire les imaginaires en produisant des images justes et en s’adressant directement aux personnes vivant en métropole. La photographie, le texte et toutes formes contestataires à visées pédagogiques servent ce projet, comme le montrent les photomontages de la militante Simone Caby-Dumas pour la revue communiste l’Almanach ouvrier et paysan ; les publications de l’activiste, poétesse et anarchiste Nancy Cunard ; ou encore les caricatures sans concessions de Fabien Loris.

Concept-escroquerie

C’est dans ce contexte de l’entre-deux-guerres que les membres du mouvement surréaliste publient un tract intitulé Ne visitez pas lExposition coloniale afin de contester le « concept-escroquerie » même de l’événement qui se tient à Vincennes. Dans leur texte, ils dénoncent les répressions exercées sur les populations colonisées, les vols, le sang, l’exploitation… et s’attaquent à l’idéologie nationale vendue dans les allées de l’exposition comme sur les façades du musée des Colonies nouvellement construit – l’actuel musée de l’Immigration dans le XIIe arrondissement de la capitale. « Rien n’est (…) épargné pour la publicité, écrivent-ils, (…) Un souverain indigène en personne viendra battre la grosse caisse à la porte de ces palais en carton-pâte. La foire est internationale, et voilà comment le fait colonial, “fait européen” comme disait le discours d’ouverture, devient fait acquis. »

L’exposition Décadrage colonial présentée au Centre Pompidou est dédiée à ce pan complexe de l’histoire de la photographie et de l’anticolonialisme dans les années 1930, période ouverte à des usages nouveaux : critiques et alertes dans les champs de l’art, de la pensée, de l’ethnographie et des luttes pour l’émancipation. Ces tendances sont indissociables des médias et des réseaux de communication modernes qui transforment les regards : affiches, publicités, brochures, catalogues et films d’exploration comme La Croisière noire – l’expédition Citroën Centre-Afrique en 1926. L’iconographie ethnographique diffusée dans la presse grand public participe à ce mouvement avec des signatures comme Henri Cartier-Bresson, Thérèse Le Prat, Pierre Ichac, André Steiner, notamment. La presse à sensation participe elle aussi à ancrer les préjugés racistes circulant dans la société française de l’entre-deux-guerres, sans oublier tout un pan de l’art érotique qui développe l’idée d’une féminité exotique, libre et offerte.

Adrienne Fidelin, vers 1938 -1940 © Man Ray, coll. MNAM Centre Pompidou, AM 1994 -394 (1539)N°8 Social Kunst Fotomontage © John Heartfield, coll. Bibliothèque Kandinsky, MNAM, RP 625

À d. Adrienne Fidelin, vers 1938 -1940 © Man Ray, coll. MNAM Centre Pompidou, AM 1994 -394 (1539), à g. N°8 Social Kunst Fotomontage © John Heartfield, coll. Bibliothèque Kandinsky, MNAM, RP 625

Résistance aux idéologies

À l’origine de cette exposition, il y a un album de Man Ray réalisé en réponse à l’Exposition coloniale de 1931, et entré récemment dans les collections du musée. Cet opus de trois pages en édition limitée était destiné à ses amis surréalistes. La section « Corps modèles » de l’exposition poursuit les recherches internationales déployées en France lors de l’exposition « Le modèle noir de Géricault à Matisse » qui s’était tenue au musée d’Orsay en 2019. Si l’on connaît aujourd’hui les noms de certains modèles, les auteurs du catalogue de l’exposition insistent sur le fait que beaucoup sont restés anonymes. Les représentations esthétisantes des modèles noirs tranchent alors avec l’iconographie du « sauvage » et de sa « prétendue vitalité » qui a tant fasciné l’intelligentsia européenne – Joséphine Baker au premier chef. Comme les autres surréalistes du groupe, et la majorité des membres des avant-gardes de l’époque, Man Ray exalte les cultures « périphériques », seules aptes à revivifier selon eux le milieu artistique parisien. Sa plaquette éditée à partir du recyclage de travaux précédents doit tout à la photographie, une technique qui laisse entrevoir, dans les années 1930, l’obsolescence annoncée d’une vision du monde en train de s’effriter. Peut-être est-ce d’ailleurs cela que fixe un guide touareg, ses yeux noirs rivés sur l’objectif de Pierre Ichac, en 1935. Comme s’il savait que tout cela serait bientôt terminé.

 

À voir : L’exposition Décadrage colonial est à découvrir jusqu’au 27 mars 2023 à la Galerie de photographies du Centre Pompidou, à Paris. 

À lire : Décadrage colonial, surréalisme, anticolonialisme et photographie d’avant-garde, Sous la direction d’Amarice Amao, Coédition MNAM / Centre Pompidou / Textuel, 45 €, 192 pages.

© Laure Albin-Guillot, coll. MNAM Centre Pompidou, AM 2012 -1406

© Laure Albin-Guillot, coll. MNAM Centre Pompidou, AM 2012 -1406

Noire et Blanche, 1926 © Man Ray, coll. MNAM / Centre Pompidou, AM 1982-160

Image d’ouverture : Noire et Blanche, 1926 © Man Ray, coll. MNAM / Centre Pompidou, AM 1982-160

Explorez
Les photographes montent sur le ring
© Mathias Zwick / Inland Stories. En jeu !, 2023
Les photographes montent sur le ring
Quelle meilleure façon de démarrer les Rencontres d’Arles 2025 qu’avec un battle d’images ? C’est la proposition d’Inland Stories pour la...
02 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Volcan, clip musical et collages : nos coups de cœur photo d’août 2025
© Vanessa Stevens
Volcan, clip musical et collages : nos coups de cœur photo d’août 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
29 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Contenu sensible
Focus #80 : Sofiya Loriashvili, la femme idéale est une love doll
06:31
© Fisheye Magazine
Focus #80 : Sofiya Loriashvili, la femme idéale est une love doll
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Alors que sa série Only You and Me se dévoilera prochainement sur les pages de Sub #4, Sofiya...
27 août 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La sélection Instagram #521 : monstres et merveilles
© Jean Caunet / Instagram
La sélection Instagram #521 : monstres et merveilles
Les monstres, les créatures étranges et hors normes sont souvent associés au laid, au repoussant. Les artistes de notre sélection...
26 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Nicole Tung, ultime lauréate du Prix Carmignac !
Diverses espèces de requins, dont certaines sont menacées d'extinction, tandis que d'autres sont classées comme vulnérables, ont été ramenées à terre à l'aube par des pêcheurs commerciaux au port de Tanjung Luar, le lundi 9 juin 2025, à Lombok Est, en Indonésie. Tanjung Luar est l'un des plus grands marchés de requins en Indonésie et en Asie du Sud-Est, d'où les ailerons de requins sont exportés vers d'autres marchés asiatiques, principalement Hong Kong et la Chine, où les os sont utilisés dans des produits cosmétiques également vendus en Chine. La viande et la peau de requin sont consommées localement comme une importante source de protéines. Ces dernières années, face aux vives critiques suscitées par l'industrie non réglementée de la pêche au requin, le gouvernement indonésien a cherché à mettre en place des contrôles plus stricts sur la chasse commerciale des requins afin de trouver un équilibre entre les besoins des pêcheurs et la nécessité de protéger les populations de requins en déclin © Nicole Tung pour la Fondation Carmignac.
Nicole Tung, ultime lauréate du Prix Carmignac !
La lauréate de la 15e édition du Prix Carmignac vient d’être révélée : il s’agit de la photojournaliste Nicole Tung. Pendant neuf mois...
À l'instant   •  
Écrit par Lucie Donzelot
RongRong & inri : « L'appareil photo offre un regard objectif sur le sentiment amoureux »
Personal Letters, Beijing 2000 No.1 © RongRong & inri
RongRong & inri : « L’appareil photo offre un regard objectif sur le sentiment amoureux »
Le couple d’artiste sino‑japonais RongRong & inri, fondateur du centre d’art photographique Three Shadows, ouvert en 2007 à Beijing...
Il y a 10 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
Sein und werden Être et devenir. FREELENS HAMBURG PORTFOLIO REVIEWS © Simon Gerliner
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
Les expositions photographiques se comptent par dizaines, en France comme à l’étranger. Les artistes présentent autant d’écritures que de...
03 septembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les Femmes et la mer : mondes liquides
© Louise A. Depaume, Trouble / courtesy of the artist and festival Les Femmes et la mer
Les Femmes et la mer : mondes liquides
Cette année, le festival photographique du Guilvinec, dans le Finistère, prend un nouveau nom le temps de l'été : Les femmes et la mer....
03 septembre 2025   •  
Écrit par Milena III