Des poupées et des hommes

28 mars 2019   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Des poupées et des hommes

En France, plus de 4 000 personnes vivent avec des poupées de silicone grandeur nature. Pour comprendre ce phénomène, le photographe Vincent Muller a suivi pendant près d’un an quelques-uns de ces « doll lovers ».
 Cet article, rédigé par Maxime Delcourt, est à retrouver dans notre dernier numéro.

Printemps 2018. Alain, Thierry et Étienne viennent d’inviter Vincent Muller à passer un week-end dans la maison du premier, dentiste et père de deux enfants. A priori, ce séjour dans le sud de la France s’annonce des plus agréables. L’occasion de faire quelques balades, de discuter les pieds dans la piscine, d’échanger quelques blagues. Sauf que Vincent Muller l’appréhende un peu. À vrai dire, il n’est pas ce que l’on peut appeler un ami des trois autres. C’est un photographe, en reportage auprès de ceux que l’on nomme les « doll lovers », ces hommes qui, selon Agnès Giard, écrivaine et anthropologue, considèrent la poupée « comme un être vivant, la soignent, la font parler, la mettent en scène, la prennent en photo et inventent pour elle des scénarios ».

Tout le week-end, Vincent Muller assiste donc, curieux, à ces jeux de rôle grandeur nature. « Ils les font discuter entre elles, les mettent en scène dans diverses situations, les habillent et les maquillent », précise-t-il. Avant d’ajouter : « Ça n’en reste pas moins des gens normaux, qui ont plein d’autres passions. » Lorsque nous rencontrons Étienne, impossible d’infirmer ce propos. À 49 ans, ce commercial qui parcourt 80 000 kilomètres par an n’a a priori rien de l’inadapté social ou du célibataire frustré que peuvent dépeindre certains médias. C’est un père de famille, d’origine modeste, qui a longtemps été marié et a vécu plusieurs relations avec d’autres femmes après son divorce. Alors, comment expliquer qu’il puisse être tombé amoureux d’une poupée en silicone ? La réponse, à l’entendre, est relativement simple. On est en août 2015, et Étienne découvre un site de « love dolls ». « Je ne connaissais alors que les poupées gonflables et j’ai été frappé par son regard attendrissant. Ça a été un véritable coup de foudre. Je l’ai commandée dans la foulée, elle est arrivée dix jours plus tard et elle n’a plus quitté mon appartement. Moi qui ai tendance à me lasser assez vite une fois en relation, ça fait maintenant trois ans et demi qu’Erena est avec moi, et je suis encore plus amoureux qu’au premier jour. »

© Vincent Muller

L’amour synthétique

Étienne ne lui a pas simplement trouvé un prénom. Depuis son arrivée, elle a aussi un dressing dans sa chambre. Il la pouponne, fait du shopping, lui achète divers cosmétiques et regarde tout un tas de tutos sur YouTube pour qu’elle soit « le plus femme possible, et pas simplement une présence synthétique ». Après tout, Erena est loin de n’être qu’une partenaire de substitution pour Étienne. De même, pour Alain et Thierry, à en croire Vincent Muller : « Le premier a longtemps été marié, mais souffrait de solitude depuis son divorce; le second ne se voyait pas refaire sa vie après le décès de son épouse. » Intervient alors ce qu’Agnès Giard nomme le refus de reproduire la « comédie sociale ». À travers leurs poupées, les propriétaires ne seraient plus contraints de performer leur virilité, et pourraient ainsi se « permettre d’être fragiles ou féminins, à l’image de cette poupée qu’ils habillent, qu’ils coiffent et qu’ils chérissent. Il faut comprendre que l’on n’achète pas une poupée par défaut ni par dépit, en vue de la substituer à une personne réelle. Les gens qui achètent une “love doll” savent parfaitement faire la différence, et la choisissent pour ses qualités propres. »

Dans la foulée, l’anthropologue, auteure d’Un désir d’humain: Les love doll au Japon (éd. Les Belles Lettres), cite Kodama, un ingénieur à Orient Industry, une des plus importantes entreprises de fabrication de poupées au Japon: « Il y a deux types d’utilisateurs. Les vrais utilisateurs et les faux. Les vrais sont ceux qui aiment les poupées pour elles-mêmes. Les faux sont ceux qui s’en servent comme d’un substitut sexuel. Les vrais ne veulent pas d’une femme réelle, au contraire. Ils trouvent à la poupée des qualités bien supérieures à celles des êtres de chair et d’os. »

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #35, en kiosque et disponible ici.

© Vincent Muller

© Vincent Muller© Vincent Muller

© Vincent Muller© Vincent Muller

© Vincent Muller© Vincent Muller

© Vincent Muller

Explorez
Les coups de cœur #470 : Shiori Ota et Lena Bühler
© Shiori Ota
Les coups de cœur #470 : Shiori Ota et Lena Bühler
Tourmentées par des souvenirs de leur enfance, Shiori Ota et Lena Bühler, nos coups de cœur de la semaine, ont choisi la photographie...
04 décembre 2023   •  
Les images de la semaine du 27.11.23 au 03.12.23 : des corps en mouvement 
© Ojoz
Les images de la semaine du 27.11.23 au 03.12.23 : des corps en mouvement 
C’est l’heure du récap’ ! Cette semaine, les corps se figent et se meuvent au gré de l’imaginaire de chaque photographe.
03 décembre 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
My-Lan Hoang-Thuy : étude du corps féminin sensible et polysémique
© My-Lan Hoang-Thuy
My-Lan Hoang-Thuy : étude du corps féminin sensible et polysémique
La Maison européenne de la photographie consacre une rétrospective à Viviane Sassen, accompagnée d’une exposition dans le Studio de...
28 novembre 2023   •  
Écrit par Costanza Spina
Écrin d’intimité à la Galerie Écho 119
© Sakiko Nomura
Écrin d’intimité à la Galerie Écho 119
Jusqu’au 3 février 2024, la Galerie Écho 119 présente Radiographies de l’intime, une exposition collective réunissant Tokyo Rumando...
27 novembre 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Prix Swiss Life à 4 mains : découvrez les lauréat·es de la 6e édition ! 
© Kourtney Roy
Prix Swiss Life à 4 mains : découvrez les lauréat·es de la 6e édition ! 
Lundi 4 décembre, la fondation Swiss Life a dévoilé les noms du duo gagnant de son prix consacré à la photographie et à la musique. Et ce...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Daniel Blaufuks : journal d’un enfant de l’exil
© Daniel Blaufuks
Daniel Blaufuks : journal d’un enfant de l’exil
Issue d’une résidence au Centre d’art GwinZegal, l’exposition Journal de résistance de Daniel Blaufuks est une archive vivante de...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
Sélection Instagram #431 : s'évader à l'étranger
© @robertenbalade / Instagram
Sélection Instagram #431 : s’évader à l’étranger
Les photographes de la sélection Instagram #431 nous font rêver à nos prochaines vacances. Au bord de l’eau ou en haut d’une montagne...
Il y a 7 heures   •  
« L'image peut être fabriquée pour servir une mission coloniale », Aaryan Sinha à la recherche de l'identité indienne
© Aaryan Sinha
« L’image peut être fabriquée pour servir une mission coloniale », Aaryan Sinha à la recherche de l’identité indienne
This isn’t divide and conquer se lit comme un retour sur les ravages de la colonisation britannique, et ses conséquences, sur la...
04 décembre 2023   •  
Écrit par Milena Ill