Fisheye Magazine : Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?
Elsa Parra : C’était le premier jour de cours, après la grande présentation à l’américaine. Je me souviens très bien. J’étais assise dans cette grande salle et j’ai vu Johanna entrer dans la classe. Il n’y avait que des étrangers et quand je l’ai vue, je me suis dit : « Elle, elle est française » !
Johanna Benaïnous : Et moi pas du tout ! (rires) J’ai pensé qu’elle était Suédoise ! Elle avait les cheveux au carré, blonds. Tu avais l’air fatiguée ce jour là parce que t’avais les yeux tout plissés. Je la trouvais un peu typée du Nord. Et je pensais pas du tout qu’elle était Française ! Peu de temps après, on a bu un café… Tout de suite ça a été très naturel.
Elsa : On est devenues copines direct ! Direct !
Dès le début, travailler en duo a été une évidence ?
Elsa : Nos cours à New York impliquaient que l’on s’investisse dans beaucoup de projets. Et ce qu’on faisait, c’est que l’une assistait l’autre et vice versa. C’est comme ça que tout a commencé.
Johanna : En fait, on ne s’est rien imposé ! On s’est aidé, en s’aidant on s’est laissé des libertés. On s’est laissé beaucoup de place. Puis surtout, dès le départ on a eu beaucoup de plaisir à travailler ensemble. Tout était plus drôle, plus jouissif.
Un duo c’est deux fois plus d’inspiration et d’idées : comment vous gérez-vous l’une et l’autre ?
Johanna : On est ensemble du matin au soir. Il n’y a pas une seule minute où on n’est pas en train de travailler, d’échanger nos idées… En fait, nous sommes dans une sorte de mouvement constant. Pour produire on s’échappe de Paris – parce que c’est une ville très compliquée pour faire des images – et personne ne peut nous déranger.
Elsa : C’est un échange permanent.
Vous ne craignez pas parfois de vous lasser de ce duo ?
Elsa : Non parce que nous avons beaucoup de lucidité par rapport à notre duo. Surtout, je pense qu’on a la tête sur les épaules toutes les deux. Pour l’instant, on sent que c’est notre force et on a une énergie qui nous pousse tellement ! On n’est pas un couple amoureux mais un couple de travail. Cette distance nous fait garder les pieds sur terre. Et puis un duo qui marche, c’est un duo qui se voit beaucoup. C’est le parti pris aussi. C’est une aventure qu’on a choisie toutes les deux.
Johanna : Forcément, il y a des moments où l’une est moins motivée que l’autre. Des hauts et des bas quoi. Mais il y a énormément de respect entre nous. Et beaucoup de mesure aussi. Par exemple, travailler avec Elsa m’a appris à ne pas dépasser les limites. Cette relation est trop précieuse. Il n’est pas question de nous, il est avant tout question de création. C’est pour ça que ça marche, parce qu’on se laisse de la place.
Vous exposez en ce moment au Salon de Montrouge votre série A couple of them. Qu’avez-vous cherché à exprimer avec ce projet photo et vidéo?
Johanna : Ce projet est né d’un questionnement sur le rapport à l’autre, auquel on a été confronté très fortement lorsque nous étions dans la peau de nos personnages. On a été regardé par les autres – ce sont des performances photographiques qui peuvent durer 12 heures – et c’est pour ça que ça été fort. On l’a vécu comme eux.
Elsa : Il n’est pas question de caricature dans A couple of them. Nous n’avons pas non plus cherché à nous transformer – comme Cindy Sherman par exemple – nous sommes toujours restées au plus proche de notre physique. Nous avions cette envie de justesse.
Johanna : Cette série témoigne de notre volonté d’avoir une vraie expérience humaine, en étant à la fois photographes et modèles. Cette expérience, nous avons eu envie de la faire vivre au spectateur. Il s’agit de le confronter à son propre système de projection. Pourquoi ? Lorsque l’on observe un inconnu, on se fait plein d’idées à son sujet. Ces dizaines d’individus que nous incarnons sont des représentations avec deux sens de lecture. Le premier, c’est le sentiment de familiarité. Le spectateur doit se dire : « J’ai déjà vu cette tête quelque part ». Le deuxième, c’est la réalité. Le spectateur se rend compte que derrière ces individus, il n’y a que deux femmes. Cela induit un trouble intéressant.
D’où viennent ces projections que vous incarnez ?
Elsa : Nous avons créé les personnages d’après une observation directe. Nous avons vécu pendant un mois dans une maison dans le quartier de Bushwick, à Brooklyn. C’est un quartier populaire avec un fort melting pot. On a passé beaucoup de temps sur le perron de cette maison, à regarder les gens et à en parler.
Comment s’est déroulé le processus de création ?
Elsa : En premier lieu il y a le souci du vêtement. On a passé des heures dans les friperies, des amis nous ont aussi prêtés pas mal de fringues. Et après, ce sont aussi des heures d’essayage durant lesquelles ont émergé nos personnages. C’est d’ailleurs un bordel monstrueux ! Il y a des perruques et des vêtements partout. C’est très étrange. On s’observe aussi beaucoup, on se trouve des prénoms et on imagine la vie du personnage qui émerge. C’est un processus très intime.
Johanna : D’ailleurs, il y en a qu’Elsa peut incarner mais pas moi. Et vice-versa. C’est un peu comme un puzzle et de l’impro. Mais, c’est magique !
Ces personnages qui sont vos créations, qui sont-ils vraiment ?
Johanna : On a toutes les deux grandies en province. Et ça nous a beaucoup inspiré. Ce travail est donc un vrai retour à notre jeunesse, sans jugement. Ce sont tous des personnages qui sont dans l’errance et dans l’inaction. Parce que c’est là que le corps s’exprime le mieux. C’est parce qu’il ne fait rien, qu’on arrive à se projeter et à donner libre-cours à notre imagination. Ensuite ces individus ne sont pas non plus identifiables : ils ne sont jamais dans leurs habits de métier. Pourquoi ? Parce qu’un travail c’est un habit qui peut complètement brouiller la projection. Tu vois un mec habillé comme un chauffeur de bus, c’est un chauffeur de bus !
Quel est l’intérêt des vidéos dans votre projet ? Qu’est-ce qu’elles apportent aux photos ?
Elsa : L’un ne va pas sans l’autre. La vidéo fait vivre les photos. Elle apporte de la fragilité, de la vie au projet.
Johanna : Oui la vidéo donne de l’humanité aux photos et clarifient notre position : voici ce que nous vous proposons. Le va-et-vient du spectateur entre l’image fixe et mobile est très important. On voulait du mouvement. On a dirigé des amis à nous qui nous ont filmé. Mais à chaque fois, on met le spectateur dans des baskets différents, mais toujours en position d’observateur. C’est le tout qui créé une communication et une expérience. C’est aussi pour ça que c’est intéressant de voir ce projet dans un contexte d’exposition.
Pourquoi vous êtes devenues photographes ?
Elsa : Je me suis mise à la photo lorsque j’ai fais les Beaux-Arts de Reuil-Malmaison. J’avais un appareil que mon père m’avait offert quand j’avais 16 ans. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était une pratique que je cachais. Or quand je suis arrivée à la Cambre à Bruxelles, je me suis dit, c’est bon c’est mon médium. Pour les Arts Déco, j’avais proposé un dossier de scénographie, ce qui n’a rien à voir avec ce que je fais aujourd’hui. Et la photo m’a paru évidente. C’était pour moi le moyen le plus concret d’exprimer mes idées.
Johanna : Moi j’ai commencé la photo par ennui ! Ma mère avait un vieil Olympus numérique basse définition. Je me rappelle, j’étais avec ma meilleure amie, je passais un mois d’été à la campagne et on s’ennuyait… Et en fait pendant quatre ans on a tenu ce blog et c’est devenu une passion. On passait tout notre libre à faire des excursions photos. Et moi j’ai continué. C’est devenu complètement évident.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Elsa : New York a été un déclic. Là-bas, on a beaucoup observé les gens : cette ville est un théâtre ouvert ! On s’est tellement amusées à prendre des cafés en terrasse pendant des heures pour regarder les gens. A couple of them est né comme ça.
Johanna : Oui, c’est la réalité qui nous inspire !