Flexible et non figée. C’est ainsi que Chrystal Cherniwchan conçoit la réalité et sa pratique artistique. Entretien avec cette artiste canadienne qui ne cesse d’expérimenter et de questionner nos perceptions.
Fisheye : Qui es-tu Chrystal Cherniwchan et qu’est-ce qui te fascine ?
Chrystal Cherniwchan : Je suis une artiste canadienne qui vit et travaille au Royaume-Uni. Je m’intéresse à l’expérimentation, aux formes hybrides, à la technologie et à l’exploration de la malléabilité des disciplines qui intègrent la variable temps, telles que la photographie, la musique ou l’écriture. J’étudie nos perceptions des faits dans la réalité, la fiction, et dans toutes autres réalités spéculatives. Je m’intéresse à l’affect numérique, et mon objectif est d’essayer de mieux comprendre les effets émotionnels que les technologies numériques peuvent transmettre.
Pourquoi le 8e art ?
À l’origine, j’avais prévu d’étudier le design. Je pense que c’est le sentiment de liberté associé à la photographie qui m’a séduit. Il y a aussi beaucoup de magie et d’alchimie lors du développement des films en chambre noire. Bien que cette alchimie soit surtout numérique aujourd’hui, les avancées dans ce domaine m’intéressent toujours. Quand j’ai un appareil photo dans les mains, je suis espiègle. Je considère mon boîtier comme un outil pour explorer ou pour ouvrir un portail me menant vers une autre dimension.
Quelle approche photographique développes-tu ?
Je définirais mon approche photographique comme étant élastique : je la tire, l’étire et la considère comme une catapulte. La photo me projette dans des endroits inattendus, et mouvants. Capturer des images constitue la première étape. L’aspect le plus satisfaisant apparaît ensuite, au moment où je traduis, par la post-production, ces expériences capturées par mon boîtier. Une « bonne image » explore les thèmes liés à notre expérience humaine. Il s’agit d’une image qui remet en question notre vision de la réalité et qui incorpore un peu de fiction.
Le temps d’enquête est primordial dans ton processus de création, pourquoi ?
Il est vrai que mon processus de création débute généralement par des recherches et des lectures. J’ai pour habitude de me nourrir d’idées philosophiques et/ou théoriques. Ce sont elles qui me guident dans la création de mes images. Tel un photographe de rue en quête d’éléments attrayants, j’avance à tâtons – tout en restant dans une bibliothèque.
J’essaie ensuite de capturer des fragments, et de les développer en post-production. Je n’ai pas l’intention de fournir des représentations visuelles de mes lectures, il s’agit plutôt d’initier une sorte de dialogue. Je propose des réponses visuelles, autant d’interactions visuelles avec le texte.
Quelles sont tes références ?
Mes projets de recherche s’appuient sur des théories concernant l’affect, l’événement et l’expérience. Je suis particulièrement intéressée par les travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Donna Haraway, Brian Massumi, Isabelle Stengers, et la communauté interdisciplinaire Fluxus (Fondé sur l’héritage du groupe Dada, ce mouvement prône le non-art ou l’anti-art, ce qui signifie l’abolition de la frontière élitiste entre l’art et la vie et entre les différents champs artistiques). Je suis attirée par la nature abstraite et compliquée de leur travail. Aborder leurs réflexions en fabriquant des images aide à comprendre certains de leur concept.
Tu aimes aussi citer l’historienne, essayiste et professeure Paula Carabell et notamment son article « Photography, Phonography, and the Lost Object »…
Dans l’article de Paula Carabell intitulé « Photographie, phonographie et objet perdu », elle définit clairement l’utilisation du “punctum” de Barthes. Elle écrit : « Son essai La chambre claire. Note sur la photographie a exigé qu’il invente son propre vocabulaire pour tenter d’exprimer l’emprise mystérieuse que la photographie a sur lui. Sa recherche le conduit à l’invention de deux mots : le “studium” et le “punctum”. Pour Barthes, le “studium” renvoie à l’intérêt général. Le punctum, en revanche, a une signification plus individualisée et plus poignante. C’est ce qui “s’élève de la scène, qui jaillit comme une flèche et me transperce“. C’est la “piqûre”, la “blessure“. Pour Barthes, une des caractéristiques centrales de la photographie – ainsi que la source de sa capacité à nous affecter – est qu’elle reproduit “à l’infini ce qui s’est passé une seule fois“».
Mon travail peut analyser au regard du punctum, notamment car le terme de Barthes est lié à l’affect et à l’attrait communicatif exercé par notre environnement.
Quels sont tes sujets d’étude ?
J’ai récemment terminé un projet d’un an intitulé Mishappenings. Ce projet était centré sur la façon dont nous percevons l’échec. Au quotidien, les petits incidents découlent souvent d’un soucis de communication ou de dialogue –entre les humains, ou entre les humains et les machines. Je peux identifier et comprendre ces mésaventures. Je cherchais à documenter quelques-unes de mes interactions avec les soi-disantes “failles”. L’objectif étant de préserver les expériences intimes tout en essayant de comprendre le sentiment d’incompréhension.
Dans le prolongement des Mishappenings, j’ai amorcée une série Two intégrant les échanges de courriels entre Kathy Acker et McKenzie Wark (I’m Very into You. Correspondence 1995–1996). Il s’agit d’un dialogue intime entre deux auteurs annonçant leur désir de connexion partagée. Il y a un passage – de Wark à Acker – autour duquel beaucoup de mes productions découlent : “Que dit Baudelaire : les amants se retrouvent face à face, œil à œil, et en un instant, on cligne des yeux, et à cet instant on décide qui sera la victime de l’amour, et qui sera le bourreau”. Je réfléchis à ce texte, et j’essaie de créer un dialogue avec les images que je produis. Le plus souvent, mes images donnent à voir des paysages sans personnage. L’intention était de représenter conceptuellement une interaction humaine sous une forme abstraite avec des interventions numériques et l’utilisation de la couleur. De temps à autre, je me concentre sur la peau, afin de montrer une proximité ou le désir d’être proche.
Je travaille actuellement sur un projet de livre alliant son et image, en collaboration avec Dimitri Daniloff. Nous nous intéressons au romantisme numérique. Nous capturons des fragments humains sensoriels – tels qu’ils coexistent dans notre monde synthétique et naturel – en mêlant photographie, photogrammétrie et enregistrements sonores. Nous espérons ainsi commenter la complexité de notre époque, une époque qui disparaît derrière les paillettes du numérique. Et nous voulons montrer que le souffle, le toucher, la peau et les sensations existent toujours – dans une matérialité altérée.
Que symbolisent les blocs de couleur ?
Ce n’est pas la couleur qui est importante, mais plutôt l’idée de créer une dichotomie au sein de la scène. L’ajout de couleur est une tentative de représenter l’absence ou la disparition du lien. Il faut voir ces blocs comme des tentatives de créations de relations abstraites, initiant un dialogue ou suggérant un non-dialogue. Le choix de la couleur tente également de suggérer une relation ou un attribut synthétique, quelque chose de forcé et d’artificiel. Cela symbolise également une exagération et une absence de reproches concernant les caractéristiques numériques de l’image. Là encore, il y a une dichotomie, et cela suggère des fractures dans notre relation avec la technologie.
Est-ce une remise en cause de notre perception ?
Je ne cherche pas nécessairement à remettre en question notre perception. Disons que je traduis une scène comme une sorte de prose ou de syntaxe photographique. Quand nous lisons de la poésie contemporaine, nous acceptons et/ou nous attendons à ce que les mots ne soient pas ce qu’ils semblent être. Cela exige un travail pour le lecteur. J’apprécie cela, et c’est ainsi que j’aborde la création.
Quelle relation entretiens-tu avec la réalité ? La réalité t’ennuie-t-elle ?
L’idée de réalité est un terme glissant (et en constante évolution), et je ne suis pas sûre de pouvoir fixer une quelconque définition. Une définition qui serait uniquement attachée à notre espèce qui plus est. Elle ne m’ennuie pas. Je la considère comme quelque chose d’assez plastique et flexible. J’ai l’impression que mon rôle consiste plutôt à la remettre en question, et la photographie est un outil curieusement utile pour ce faire.
Et avec la nature ?
Quand je pense à la nature, je ne la considère pas comme un élément séparé de nous. Lorsque je la photographie – qu’il s’agisse d’une scène pastorale ou de la vie végétale – je créé plutôt un reflet ou une sorte d’autoportrait. Dans son essai “Field”, John Berger illustre parfaitement bien notre relation avec la nature : « Au début, je parlais du champ comme d’un espace en attente d’événements ; maintenant, je le considère comme un événement en soi. Mais cette incohérence correspond exactement à la nature apparemment illogique de l’expérience. Soudain, une expérience d’observation désintéressée s’ouvre en son centre et donne naissance à un bonheur qui est instantanément reconnaissable comme étant le vôtre. Le champ devant lequel vous vous trouvez semble avoir les mêmes proportions que votre propre vie ».
© Chrystal Cherniwchan