« Je me demande pourquoi elles m’ont choisi moi. J’étais si manifestement masculin »

23 février 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Je me demande pourquoi elles m’ont choisi moi. J’étais si manifestement masculin »

À la recherche d’un logement, Ward Long, photographe américain, emménage avec cinq femmes, dans une maison de Californie. Un séjour qui le marque. Rythmé par une créativité sans faille et une grande complicité, son quotidien est immortalisé dans Summer Sublet. Un ouvrage mêlant textes et images pour mieux capturer une période singulière, tout en interrogeant les notions de féminité, de relations et d’identités.

Fisheye : Qui es-tu ?

Ward Long : Je suis un photographe installé à Oakland, en Californie. J’ai grandi à Los Angeles, j’ai étudié dans le sud des États-Unis, et j’ai fait plein de boulots étranges dans tout le reste du pays.

Comment as-tu découvert la photographie ?

Je m’y suis intéressé lorsque j’ai arrêté d’aller en cours, à la fin de mes études supérieures. Après une grande carrière académique rythmée par des examens after placements (des cours avancés qui permettent aux élèves de se préparer à l’université, NDLR) et des activités extracurriculaires, la photographie m’a donné le droit de perdre du temps. Grâce à elle, je pouvais prendre la voiture sans direction précise, et observer le soleil se coucher derrière les poteaux téléphoniques. Elle a changé ma vie.

Que représente-t-elle, pour toi ?

La photographie est une tentative de s’accrocher aux choses qui ne peuvent perdurer – aux heures, aux jours, aux gens présents dans le cadre, aux pensées qui nous traversent l’esprit. C’est une impossibilité. Il y a pourtant une véritable grâce dans ce geste. Tellement de détails, de mystères qui sont attrapés par l’objectif. Moi ? J’aime regarder la lumière, et essayer de rester présent. J’ai réalisé des projets sur des cliff-divers (des athlètes qui plongent depuis des falaises, NDLR), comme sur l’envie de retrouver son foyer, et la peur de ne jamais le connaître, ou encore sur des vieilles voitures à Jacksonville, en Floride.

© Ward Long

Comment est né Summer Sublet ?

Je vivais seul, dans une petite maison située près des chemins de fer et d’une source d’eau. Dans la cour, on trouvait des camions, et des abris de jardin. Un ensemble très masculin, stoïque et cool. Un jour, le charpentier/guérisseur à qui appartenait l’endroit m’a mis dehors, pour le transformer en Airbnb. Il me fallait un nouvel endroit où crécher, et mon amie Ara m’a parlé d’une place vacante dans une maison rue Montgomery.

C’est ainsi que j’ai emménagé avec Hannah, Sarah, Alice, Bianca et Kate. En y repensant, je me demande pourquoi elles m’ont choisi moi. N’ayant pas de sœurs, je détonais. J’étais si manifestement masculin. Ce livre raconte donc une période de ma vie, avec ce groupe de femmes, et ce lieu qui est devenu mon chez-moi.

Peux-tu nous présenter tes colocataires ?

Elles étaient glorieusement non domestiquées. J’étais bouleversé par leur créativité sans limites, leur esprit libéré, et leur grand cœur. Elles cuisinaient ensemble, mélangeaient les feuilles de thé et les teintures, peignaient des tissus dans le jardin, créaient des costumes pour des spectacles pour enfants, écrivaient des poèmes, se tatouaient tard le soir, avec des aiguilles et de l’encre. Elles se tiraient les cartes au tarot, parlaient d’aura, écrivaient leurs horoscopes et garaient leurs vélos boueux dans la cave. La proximité physique et émotionnelle quotidienne me submergeait. C’était une période précieuse, où tout le monde semblait rechercher quelque chose.

Et la maison ?

Elle se trouvait près d’une université 100% féminine et d’une école d’art. Beaucoup de colocataires se sont succédé en son sein. Tous ces visiteurs ont laissé derrière eux des meubles dépareillés, des biens abandonnés, des œuvres d’art inachevées. C’était un véritable désordre, mais l’endroit était imprégné de bonnes ondes.

Ton livre mêle mots et images. Pourquoi ?

Lorsque j’ai commencé à imaginer ce projet sous la forme d’un livre, j’ai eu envie de recréer ma propre expérience pour le lecteur. Comment pouvais-je représenter ma vulnérabilité, mon émerveillement, la légèreté que j’éprouvais ? J’ai découpé des morceaux, des fragments de journaux, que j’ai collés près des images. Ajouter du texte a affirmé ma propre présence dans les compositions, tout en soulignant les limites de ma compréhension. J’ai également gardé mon écriture. Je voulais que mes mots paraissent urgents, intimes, comme une lettre adressée à un ami.

© Ward Long

Ton projet déconstruit également les archétypes d’une relation homme/femme…

Lorsque j’ai appris à mes amis que j’emménageais dans une maison remplie de femmes, ils ont multiplié les clins d’œil et les coups de coude. Si l’ambiance était bonne enfant, j’ai trouvé cela déprimant. La romance est-elle la seule issue possible dans une relation homme/femme ? Quel manque d’imagination de notre part à tous !

En réalisant mes images, j’étais malheureusement très conscient de l’historique d’hommes photographiant des femmes. Le male gaze les objectifie souvent, les classe dans différentes catégories, et nie leur statut de personne. Je voulais que mes clichés permettent d’explorer d’autres possibles. Mes colocataires étaient compliquées, contradictoires, et toujours en mouvement. Je souhaitais garder toutes ces dimensions dans mon cadre.

Quelle est ta vision de la féminité ?

L’un des avantages de vivre à cette époque est que les notions « statiques » de féminité et masculinité deviennent plus fluides. Au sein d’une communauté encourageante, ouverte, les gens sont libres d’osciller entre les deux comme bon leur semble. Les frontières entre ces catégories s’effritent, et je pense que c’est synonyme de libération pour tout le monde. Aussi, plutôt que d’avoir en tête une vision fixe de la femme, j’essaie de cultiver un espace ouvert, où tous mes ami.e.s peuvent se trouver.

La masculinité toxique a-t-elle influencé ton projet ?

J’ai emménagé dans cette maison durant l’été 2016, peu de temps avant les élections présidentielles. À cette époque, le machisme brutal et insensé faisait quotidiennement la une des journaux. Un constat implacable et démoralisant. Travailler sur cette série m’a permis de prendre de la distance. C’était un répit dont j’avais besoin.

© Ward Long

Comment tes colocataires ont-elles réagi à Summer Sublet ?

Je leur montrais, au fur et à mesure, mes images, et je réalisais des tirages pour elles. Il y avait un véritable esprit de collaboration créative qui animait notre maison. Cette participation a été cruciale dans la réalisation du livre. Je voulais que celui-ci soit un témoignage de l’état d’esprit de notre chez-nous – un lieu que nous avons tous partagé – car je savais à quel point il était facile de détourner le sujet. Après la publication de Summer Sublet, j’ai offert un exemplaire à chacune d’elles. Nous avons ensemble voyagé dans le passé, au cœur de cet été, page après page, et nous avons partagé souvenirs et nouvelles histoires.

En quoi cette période t’a-t-elle aidé à évoluer ?

Comment l’amitié transforme-t-elle nos cœurs ? J’aime à penser que j’en suis ressorti plus ouvert, plus courageux – plus moi-même. En tous cas, je possède désormais beaucoup plus de vêtements tie and dye.

Des artistes t’ont-ils inspiré ?

Si je devais choisir les parents de ces images, je mettrais en couple deux artistes californiens : la nonne-enseignante-prophète-radicale-Sister Corita Kent, et l’artiste-adepte-du-concept-philosphique-de-l’agencement-icône-mystique-Wallace Berman. Les ouvrages des écrivaines Maggie Nelson, Marilynne Robinson, Sheila Heti, Heidi Julavits et Leanne Shapton m’ont aussi ouvert l’esprit, et m’ont poussé à m’interroger sur ma propre vision du genre, de la féminité et du domestique. Enfin, j’ai sondé les archives de William Gedney avant d’emménager à Oakland – notamment A Time of Youth, ses images d’adolescents de San Francisco, qui avaient des airs de prémonition.

Comment l’histoire s’est-elle terminée ?

Je devais initialement rester seulement trois mois, pendant que Kate voyageait. Elle a finalement prolongé son périple, et moi, mon séjour jusqu’à la fin de l’été. À l’automne, Sarah a rempli sa voiture et est retournée dans l’est. J’ai donc pris sa chambre. Si j’étais soulagé d’avoir une adresse plus permanente, c’était la fin d’une période unique. Kate a été la seconde à partir. Puis Hannah. Puis Bianca. J’y suis toujours.

 

Summer Sublet, Éditions Deadbeat Club, 50$, 80 p.

© Ward Long

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