Durant le confinement, Ashley Markle avait partagé le quotidien de sa mère et de son beau-père, créant – pour tromper l’ennui – une série documentaire à fleur de peau explorant les tabous, les tensions et l’amour qui rythment une vie de famille. Dans Do you know how beautiful you are, l’autrice américaine s’est tournée cette fois-ci vers son père. Une personne chère à qui elle n’a pourtant pas parlé pendant dix ans. À travers une série d’images sensibles, elle illustre la complexe reconnexion à l’autre, ainsi que les résonances qui refont surface, malgré tout, entre deux proches. Entretien.
Fisheye : Tu as renoué avec ton père après un silence de dix ans. Qu’est-ce qui a causé cet éloignement ? Et ce rapprochement ?
Ashley Markle : Mes parents ont divorcé lorsque j’avais quatre ans. Mon père et moi avons maintenu une relation jusqu’à mes dix ans, nous parvenions alors à nous voir un week-end sur deux. Puis, au fil du temps, nous avons commencé à moins nous voir, jusqu’à stopper tout contact. Cette absence a duré jusqu’à mes 21 ans. Si nous avons essayé à plusieurs reprises de nous reconnecter, nous n’arrivions jamais à faire en sorte que cela dure. J’ai finalement décidé de le recontacter après avoir terminé mes études supérieures : je savais que j’allais déménager et que ce serait ma dernière chance de développer quoi que ce soit avec lui.
Comment en es-tu venue à débuter une série à propos de cette histoire ?
Je n’ai pas commencé à le photographier avec une intention spécifique en tête. À l’époque, je travaillais encore sur le projet que j’ai réalisé avec ma mère et mon beau-père – Weekends with my mother and her lover. Et puis, un jour, j’ai décidé d’apporter mon boîtier chez lui. J’étais nerveuse au début. Nous ne nous connaissions pas vraiment, et je ne savais pas comment il réagirait à l’idée de construire quelque chose d’aussi étrange avec moi. Mais je me suis dit : s’il doit apprendre à me connaître, autant que ce soit complètement.
As-tu vécu cette production comme une expérience thérapeutique ?
Oui, de plusieurs manières. Cela nous a tout d’abord permis d’être plus à l’aise l’un avec l’autre, et d’apprendre à nous connaître davantage. J’ai pu ainsi l’observer dans son quotidien, comprendre les raisons pour lesquelles il fait telle ou telle chose. L’image que je m’étais faite de lui s’est finalement complètement transformée. Elle a été remplacée par une vision plus complexe, plus profonde. Si j’avais des aprioris durant notre séparation, j’ai appris à voir qu’il est en fait quelqu’un de brillant. Je perçois son obstination, son indépendance, sa grande faculté à donner son amour, et je réalise que nous sommes très similaires. Ce fut épanouissant de réaliser à quel point nous le sommes. D’autant plus après avoir passé autant de temps l’un sans l’autre !
Tu décris ce travail comme une collaboration. Pourquoi ?
Je le perçois comme une collaboration en raison du peu de contrôle que j’ai sur les images – surtout en comparaison avec mon projet précédent. Lorsque j’ai commencé à prendre des photos, je ne savais pas ce que je faisais ni ce que j’essayais de montrer, puisque je ne connaissais pas vraiment mon père. C’est grâce à son inclusion, sa volonté de me montrer qui il est, son envie de m’accueillir dans son mode que j’ai pu placer, peu à peu, les pièces du puzzle. J’adore shooter avec lui. Il a souvent des idées de poses, il est très intuitif et observateur. Bien qu’il n’ait aucune connaissance en photographie ou en art, il parvient à suggérer des choses qui me plaisent !
On ressent aussi dans tes images une recherche de complicité…
J’aime me dire que ces images sont des cadeaux que je fais à mon « moi » enfant. Une manière de me donner l’impression que j’ai vraiment passé ces moments avec mon père. Certaines mises en scène sont derrière de vrais souvenirs que j’ai voulu recréer une fois adulte. Les relations parents-enfants changent lorsqu’on grandit, et il me semblait également intéressant d’explorer cette évolution tout en me plongeant dans ma mémoire de petite fille.
Les relations familiales étaient au cœur de ta précédente série. Qu’est-ce qui t’attire dans cette thématique ?
Ce qui m’intéresse particulièrement, ce sont les gens – individuellement, mais aussi au cœur de relations. Dans une autre vie, je pense que j’aurais pu me spécialiser dans la psychologie. J’adore essayer de comprendre pour quoi les gens sont comme ils sont, l’influence de leur éducation et de leurs gênes. Nos familles jouent un rôle extrêmement important dans le développement de notre identité, dans la manière dont nous interagissons avec les autres au quotidien. Explorer tous ces paramètres avec ma mère et mon beau-père était en quelque sorte le parfait point de départ pour ce nouveau projet.
Quelles ont été les différences principales entre ces deux travaux ?
Réussir à définir chaque relation séparément, et comprendre comment elles s’imbriquent dans nos échanges à trois était à la fois passionnant et ardu pour moi. Si je devais comparer ces deux séries, je dirais que l’une d’entre elles fait référence à la « nature », et l’autre à l’ « éducation ». Ma mère symbolise l’éducation, c’est la personne qui m’a élevée et avec qui je passe le plus de temps. C’est grâce à elle que j’ai développé une certaine éthique, que j’ai pu avancer dans la vie. Mon père, lui, m’évoque l’importance des gênes : c’est quelqu’un qui n’a pas beaucoup influencé mon évolution, mais avec qui, pourtant, j’ai beaucoup de points communs.
On a du mal à différencier le spontané de la mise en scène dans tes photos, pourquoi brouiller ainsi les pistes ?
Mon objectif lorsque je crée est toujours de trouver un équilibre entre ces deux aspects de la photographie – le planifié et l’observé. J’ai tendance à tout vouloir contrôler, il est souvent difficile pour moi de me contenter de regarder, mais je me force à le faire. Je suis convaincue que cette dimension est nécessaire à mon travail, à la narration de mon histoire. Mais je ne pense jamais à cette dichotomie en termes de « fiction » et réalité », parce que j’ai une idée étrange du concept de vérité. La nature d’une relation diffère selon chaque perception. La vérité se base sur des notions préconçues, des souvenirs qui ne sont pas liés les uns aux autres, ou dont on ne se rappelle pas correctement.
Un peu comme des rêves, finalement…
Oui. Depuis toujours, je fais des rêves extrêmement réalistes, et je m’en souviens en détail. À vrai dire, je vois mon travail davantage comme un mélange de rêve et de réalité. Une certaine image peut représenter ce que j’aimerais que la réalité soit, comment je la percevrais dans un songe ou comment je m’en souviendrais si je l’avais rêvée… Je conserve toujours les actions et les pensées qui se cachent derrière mes photos vagues. Je ne veux jamais que celles-ci soient perçues comme trop sérieuses. Je préfère garder une certaine liberté, et les confronter à un million d’interprétations.
Un dernier mot ?
En vérité, je n’ai fait qu’effleurer la surface de ce projet. J’ai tellement de nouvelles idées ! J’ai envie de commencer à photographier toute la famille Markle. Je veux shooter mon père et ses frères et sœurs – c’est le cadet d’une fratrie de onze enfants. J’ai aussi envie de mettre en image la manière dont j’imagine mon père quand il avait mon âge. Je veux explorer sa relation avec ma mère, car celle-ci me parait encore très lointaine, capturer ce à quoi ressemblait sa vie lorsque je n’en faisais pas partie… Tout cela, je l’éditerai dans un livre énorme composé de milliers d’images. Sans doute me faudra-t-il encore dix ans pour y parvenir…
© Ashley Markle