Samedi dernier, dans le cadre du rendez-vous hebdomadaire Le monde dans le viseur, France Culture a donné la parole à Éric Karsenty. Le rédacteur en chef de Fisheye Magazine y a commenté une image de Sai Aung Main, photographiant les manifestations de Birmanie, suite au putsch militaire de février 2021.
1er février 2021. Aung San Suu Kyi, dirigeante de Birmanie, et Prix Nobel de la Paix, est arrêtée par la Tatmadaw – les forces armées – dans les premières heures de la matinée. La raison ? Une suspicion de fraudes électorales, qui aurait influencé le scrutin législatif des dernières élections. Car en novembre 2020, c’est la Ligue nationale pour la démocratie qui a dominé les votes, causant la fureur de l’armée. Un putsch militaire que les Birmans refusent d’accepter. En dépit de la répression, ils ont arpenté les rues du pays durant une semaine, exigeant la libération des prisonniers, et de la cheffe du gouvernement. Des manifestations violentes, où les civils s’opposent aux forces de l’ordre, où les drapeaux et bras levés – trois doigts en l’air, en référence aux insurrections de la franchise Hunger Games face à la dictature – font face aux balles en caoutchouc, aux gaz lacrymogènes et aux canons à eau.
Un cadrage au scalpel
À Rangoun, le photojournaliste Sai Aung Main, de l’Agence France Presse, a capturé une marée de plastique atypique : abrités dessous, les manifestants protestent en se protégeant tant bien que mal, des canons à eau de la police. Dans Le monde dans le viseur, rendez-vous hebdomadaire de France Culture, Éric Karsenty, rédacteur en chef de Fisheye Magazine revient sur cette image iconique. « Il y a une véritable narration dans la structure de l’image, explique-t-il. Les manifestants se trouvent dans la partie la plus claire de l’image, celle qui attire le regard. En plus, il y a un drapeau et une image d’Aung San Suu Kyi qui forment deux masses rouges qui se répondent ». En deuxième plan, une seconde histoire apparaît : « On voit des gens sous une bâche en plastique qui se protègent des canons à eau. On distingue des casquettes, des parapluies, des corps rendus anonymes avec cette surface translucide. Cette bâche ondule et joue avec la lumière. D’une certaine manière, elle compose des vagues qui métaphoriquement peuvent se penser comme la masse du peuple qui se soulève comme une tempête. Des vagues qui menacent de renverser le pouvoir ». Le groupe au milieu symbolise ainsi « une forme de sentiment de révolte qui perce le mur de plastique et qui s’affranchit de la peur. Cela retourne la peur du canon à eau en peur du tsunami ».
En troisième plan, une foule apparaît, sur un pont, près du cadre. Elle semble infinie. « C’est ce qu’on appelle un cadrage au scalpel, commente Éric Karsenty. En médecine, le scalpel découpe. En photo, le cadrage au scalpel découpe le réel et ne laisse pas de hors-champ comme au cinéma. Dans cette image, les gens sont cadrés à ras, il y a juste un peu de lumière autour pour qu’on les distingue. Il y a une volonté du photographe de remplir l’image, de la saturer d’informations et de faire en sorte qu’il n’y ait pas de ligne d’horizon qui nous laisse aller ailleurs. » Une composition faisant écho au désespoir des protagonistes. Si la lumière au centre de l’image convoque un certain espoir, c’est cette impression de suffocation qui marque. Dans le tumulte de la manifestation, Sai Aung Main parvient à saisir un instant éphémère, reflétant l’état d’esprit des civils. « Un trait de génie », conclut le rédacteur en chef.
© Sai Aung Main / AFP