Série métaphorique imaginée au lendemain d’une rupture, Tem Bigato Nessa Goiaba se lit comme une renaissance. Dans les paysages brûlants de son Brésil natal, la photographe Cecilia Sordi Campos imagine un récit complexe, croisant sa propre histoire à celle d’un peuple entier.
« Vivre et aimer, c’est viscéral »,
déclare Cecilia Sordi Campos. Flammes ardentes, peaux brûlantes, cicatrices, nervures, peintures corporelles… C’est l’incandescence des sens que la photographe traduit dans ses images. Des clichés forts, qui saturent nos repères et révèlent un univers fait d’énigmes et de contrastes. Par couches – tantôt colorées, tantôt poisseuses – l’artiste dessine sur le réel et l’imprègne de magie. Une métamorphose guidée par une volonté de liberté, un désir de fluidité, qu’elle crie au monde à l’aide du médium photographique.
Originaire d’un petit village de São Paulo se spécialisant dans la plantation de cannes à sucre, Cecilia Sordi Campos s’est envolée pour l’Australie à 17 ans. « Je m’y suis rendue en tant que jeune fille au pair, et j’y suis restée par amour, aussi cliché que cela puisse paraître », précise-t-elle. Là-bas, et sans grande expérience, elle se tourne vers le 8e art, qu’elle conçoit alors comme un moyen de communiquer avec une culture étrangère. « À l’époque je ne savais pas ce que signifiait être photographe, et j’ai commencé mon éducation sur le terrain. C’est finalement en l’étudiant que j’ai découvert que le médium était un outil d’expression, permettant de figer les détails qui se perdent dans les échanges, lorsqu’on vit une existence entre deux langues », explique l’autrice, qui débute alors une œuvre autobiographique, inspirée par sa propre migration. Un ensemble intuitif, capable de renverser les barrières linguistiques au profit d’un dialogue abstrait, dont les palettes de couleurs, symboles et rythmiques résonnent de manière universelle.
Une plongée érotique dans un territoire familier
Terriblement personnelle, Tem Bigato Nessa Goiaba est un récit à fleur de peau, arraché de la poitrine de l’artiste. Un conte teinté de réalisme magique, prenant forme au lendemain d’une relation amoureuse. Une histoire abusive, longue de dix ans, qui s’est jouée dans la nature australienne. « Durant cette période, j’ai réalisé que je m’étais éloignée de ma propre culture, puisqu’en tant que migrante, j’avais dû me conformer – de manière inconsciente – à ce qu’on attendait de moi. Mais, alors que j’oubliais ma langue natale, j’ai finalement réalisé que je mettais derrière moi la dernière chose qui me rattachait à mon identité brésilienne », raconte la photographe.
À son divorce, elle s’envole pour l’Amérique latine, avide de retrouver les régions de sa jeunesse. « La plupart des images du projet ont été réalisées en trois semaines au Brésil, en 2019, alors que j’y retournais pour la toute première fois en tant que femme célibataire. Revenir chez moi a été libérateur, cela m’a permis d’être séduite, et de retomber amoureuse de mon pays d’origine », confie-t-elle. Une plongée érotique dans un territoire familier, que la photographe expérimente comme elle retrouverait un vieil amant. Avec un plaisir contagieux, elle tisse alors une histoire intime, une collection de perceptions décomplexées, libérées. Un retour à la vie, une salve d’excitation après avoir passé une décennie asphyxiée. Imaginée en diptyque, la série emprunte aux cadences festives de la samba, musique traditionnelle brésilienne, dont les percussions – retranscrites en paires d’images – fusionnent émotions fortes et paisibles. Des à-coups langoureux accentuant les retrouvailles sensuelles entre Cecilia Sordi Campos et son environnement. Une réunion devenant l’allégorie de la réappropriation de son corps après des années d’abus psychologiques.
Surpasser son mal
Mais le feu brûle, dans le travail de la photographe. Des flammes léchant les corps, la végétation, sublimant le paysage tout en réduisant sa beauté en cendre. Une fureur hypnotique, qui encapsule le désir d’évasion, de renaissance de l’autrice. Pourtant, rapidement, cette réaction intuitive s’ancre dans une actualité poignante. « Lorsque je séjournais au Brésil, le champ derrière la maison de ma mère a pris feu et c’est là-bas que j’ai pris ces photos. Je ne me doutais pas que la forêt amazonienne commencerait, elle aussi, à s’enflammer. Peu après mon retour en Australie, ces incendies ont continué à se répandre, et la fumée noire venue du sud du Brésil est devenue visible depuis l’espace. Mes clichés sont alors devenus une représentation littérale de ce qui se déroulait dans mon pays d’origine. Le feu de mes images illustrait finalement ma haine contre Jair Bolsonaro. Car le territoire duquel je tombais amoureuse brûlait sous ses ordres », déclare la photographe. Du personnel au collectif, de la souffrance intérieure à celle d’un peuple entier, Tem Bigato Nessa Goiaba traite finalement de transformations. De mutations de l’être qui, face à la douleur, ne peut qu’évoluer pour surpasser son mal.
Inspirée par le Manifeste Anthropophagique d’Oswald de Andrade, dans lequel l’auteur et poète brésilien évoque la notion de « dévoration de soi », Cecilia Sordi Campos met au point une fresque complexe aux nombreuses lectures. « Dans ce texte poétique, il mentionne le rituel Tupinambá au cours duquel les Tupis – un grand peuple indigène vivant au Brésil avant la colonisation – mangeaient leurs ennemis pour absorber leur force, explique-t-elle. De Andrade évoquait cette coutume de manière métaphorique – invitant les minorités à “dévorer” les influences culturelles pour créer une révolution esthétique. » Un cannibalisme imagé, écho de ses interrogations. Car en engloutissant la chair de ses « adversaires », l’artiste parvient, à travers l’image, à se délester d’une histoire amoureuse néfaste, tout en imaginant une hybridation culturelle harmonieuse.
© Cecilia Sordi Campos