Dans des compositions vertigineuses, mais subtiles, le photographe Stuart Paton place un miroir face à l’aliénation de nos pensées. Théâtres à ciel ouvert, les rues milanaises apparaissent comme les scènes d’un monde en perdition, où nos quotidiens ne cessent de se complexifier.
« La street est le fondement et l’âme de la photographie. J’aime la pureté démocratique de ce style. L’idée qu’on peut prendre le pouls du monde, en sortant simplement de chez nous »,
raconte Stuart Paton. L’artiste écossais, installé à Milan, capture l’intensité de notre monde moderne dans le brouhaha de la ville italienne. Il compose avec agilité, des tableaux en mouvement, qui ne se laissent pas déchiffrés d’un simple coup d’œil. Électriques, ses images résistent au jugement du premier regard, et s’immiscent dans nos esprits. Elles nous provoquent et nous interrogent sur notre perception du quotidien. Un reflet multiplie les strates, une ombre segmente la composition, une couleur élève la tension – tel un sculpteur, le photographe taille des formes dans ses clichés. Difficile de savoir, tant les interprétations se superposent, si on se retrouve face au paysage urbain d’une quelconque métropole, ou bien dans les profondeurs de nos propres pensées. De telle sorte, l’artiste qui dit être venu à la photographie « par accident, mais aussi par nécessité », transcende les normes typiques de la street-photography à la mode, et esquive toute classification. Il se distancie tant que possible du genre. « Il y a un travail fantastique aujourd’hui, mais il est miné par un certain nombre d’absurdités puériles », avance l’auteur, non par arrogance – mais par amour du 8e art.
Un hurlement d’angoisse et de rage
« Je propose des commentaires sociaux, entrecoupés de mes névroses personnelles. La photographie est ma façon de chasser mes démons et de réenchanter mon monde. Un mélange de
Guernica et de Shangri-Las », raconte Stuart Paton pour décrire son travail. Véritable explosion esthétique, la complexité de ses compositions est le fruit d’une tension importante entre l’analyse aigüe de l’espace public et la réflexion sur nos modes d’existence aujourd’hui. Le « malaise moderne ». En résultent des images implacables, et sans concessions, où l’élégance de la composition n’a d’égal que la fermeté du message. Moteur de tout son travail, c’est à l’émotion pure que le photographe carbure. « Je veux que l’image soit incandescente d’émotions. Comme le Rickenbacker de Pete Townsend (guitariste mythique de The Who, NDLR) que l’on enfonce dans un ampli. »
Dans les interstices d’une géométrie qui frôle le cubisme, s’échappent les cris d’un artiste qui peine à démêler le nœud de nos sociétés modernes. « J’essaie de retranscrire la désorientation et la surcharge sensorielle que l’on vit tous aujourd’hui, dans un hurlement d’angoisse et de rage », explique-t-il. En privilégiant un objectif très grand angle (28 mm), il incorpore le maximum d’informations pour mettre en exergue les excès de nos modes de production. « À l’ère de la post-vérité et des big-data, je cherche à faire le miroir poétique, mais fissuré, d’une idéologie qui s’effiloche : la mort collatérale du capitalisme », raconte l’auteur. Dans des sociétés en perdition, Stuart Paton nous propose « un spectacle eschatologique » (qui concerne la fin du monde, NDLR).
Petit cheval de Troie
Quand l’émotion fournit l’énergie, c’est bien la politique qui donne la direction. « En ces temps troubles, je ne m’offre pas le luxe d’être un observateur neutre. J’aborde la photographie avec un point de vue politique défini – mon petit cheval de Troie face à leur talon d’Achille », poursuit le photographe écossais. Intimement militant, son travail est une réponse émotionnelle singulière, dans un contexte social où les droits sont continuellement bafoués. Depuis ses débuts dans le 8e art, dans les quartiers populaires de New York, ou pendant l’Apartheid en Afrique du Sud dans un style plus documentaire, Stuart Paton reconnaît un fil conducteur : « la politique de classe et mon angoisse existentielle ». Jusqu’à récemment, il était plus évident de pointer du doigt les problèmes sociaux, mais dans un monde digital, où l’information se massifie et nous submerge, l’auteur cherche à montrer notre accablement partagé. « À l’aliénation fondamentale de l’idéologie capitaliste s’est ajoutée toute une série de courants toxiques. Je tente donc de transmettre le sentiment d’être à la dérive, submergé, vidé », explique l’artiste. En explorant sa propre anxiété et ses peurs, Stuart Paton cherche à véhiculer un sentiment qu’on pourrait tous partager. « Une image s’épanouit à l’intersection entre le photographe et le spectateur. Un message dans une bouteille écrit en vain, à moins qu’il n’atterrisse sur un rivage. Je suis sûr que la plupart des gens ne saisissent pas la dimension politique, mais c’est une satisfaction quand quelqu’un le perçoit », reconnaît le photographe. Dans une explosion émotionnelle et militante, Stuart Paton nous livre des compositions vertigineuses, mais délicates, où les rues milanaises raisonnent avec l’aliénation moderne de nos pensées.
© Stuart Paton