Pour réaliser Les herbes folles, projet documentaire actuellement exposé à la BnF, JT a visité des orphelinats et léproseries aux quatre coins de la Chine. Un travail déchirant autour de la condition humaine et ses inégalités.
Photographe documentaire, JT s’intéresse à la représentation des groupes marginalisés. Marqué par l’histoire de son pays d’origine, la Chine, il développe actuellement deux projets au long cours, dédiés aux orphelins et aux lépreux. Des travaux poignants, alliant son amour de l’image et son désir de sensibiliser le public. « J’ai besoin d’un médium qui m’offre une liberté absolue. La photographie me permet de réaliser des séries en solitaire, et ne nécessite pas beaucoup d’argent », confie JT.
Depuis 2014, il a visité 28 orphelinats et 48 léproseries aux quatre coins du pays. Deux institutions synonymes d’isolement, de pauvreté et portant le poids de stigmas incurables. « En Chine, les habitants des provinces les moins développées n’ont pas les moyens d’élever beaucoup d’enfants. Ces difficultés les poussent à abandonner les nourrissons handicapés au profit de ceux en bonne santé », explique JT. Un rejet également connu des lépreux. « Depuis 1950, environ 500 000 patients ont été répertoriés. Si depuis 1984 le gouvernement a adopté la thérapie MDT pour guérir la maladie, la discrimination perdure, et l’hostilité des personnes « saines » demeurent, forçant les malades à s’enfermer dans des léproseries », poursuit-il.
Dans les orphelinats comme les villages, la pauvreté fait rage, et les soins apportés aux patients sont insuffisants. Les bénévoles qui prennent en charge les jeunes enfants ne reçoivent pas l’enseignement nécessaire pour s’en occuper correctement, et, malgré leur soutien considérable, les enfants – souffrant de paralysie cérébrale, d’autisme, de schizophrénie ou encore de trisomie 21 – ne peuvent aller mieux. Un drame inévitable, puisque les familles ne peuvent prendre en charge les coûts médicaux. « Ces établissements de fortune deviennent ainsi leur seule issue », commente le photographe. Les léproseries, quant à elle, diffèrent d’une région à une autre. « Certains villages sont en bon état, mais d’autres n’ont ni électricité ni eau courante. La plupart d’entre eux ne sont composés que de personnes âgées, mais quelques-uns comptent des nouveau-nés », explique l’auteur, avant d’ajouter : « Quoi qu’il en soit, ces endroits disparaîtront dans les dix à vingt prochaines années ».
La vitalité tenace et la fragilité
En s’armant de courage et patience, JT s’est aventuré dans ces lieux isolés. « Il était très difficile de s’y introduire. Je ne pouvais taper aucun mot clé sur Internet ni lire d’articles à leur propos à cause de la censure. Je devais demander aux locaux de m’indiquer les emplacements spécifiques des lieux que je cherchais », explique-t-il. Une fois les premiers repérages effectués, cependant, l’accès s’est fait plus aisé, grâce aux connexions existantes entre les différents endroits. Au fil des visites, l’artiste apprend à connaître ce monde de l’ombre, où solitude et misère se rencontrent. Il commence alors à composer Les Herbes folles, ce projet ambitieux, inspiré par un poème de l’écrivain chinois Lu Xun. « Lorsque j’ai rencontré ces individus pour la première fois, ils m’ont fait penser à ces mauvaises herbes qui poussent dans les landes, dans les fissures de la pierre. Ils représentent à la fois la vitalité tenace et la fragilité », commente-t-il.
Cette métaphore résonne en lui comme un écho, lui rappelant un premier souvenir traumatique. « Je suis né dans une petite ville du sud du pays, dans les années 1980. À cette époque, il était courant d’entendre les cris des bébés abandonnés. Un après-midi, mon père m’a emmené à l’hôpital à cause d’une forte fièvre. Près de moi, j’ai aperçu un nourrisson mort, enveloppé d’un tissu. Son expression fantomatique a longtemps hanté mes nuits », raconte-t-il. De cette douleur, JT a construit un récit poignant, interrogeant les notions de dignité et d’humanisme. Dans ses Herbes folles, ses modèles n’évoquent pas la faiblesse ou la maladie, mais simplement l’humanité, dans toute sa complexité. « Les gens ont l’habitude de regarder ces images avec pitié, mais ils oublient que ces enfants sont comme nous, ils ont aussi des désirs, des joies et des haines. Comment, alors, définir la nature humaine ? Je pense que c’est ce qui m’intéresse le plus », ajoute-t-il.
Que leur réserve l’avenir ?
Pour tenter de répondre à cette question, le photographe a travaillé de deux manières différentes, se faisant à la fois conteur et historien, et mariant faits et émotions. Dans les orphelinats, il dirige son objectif uniquement vers les enfants, et réalise une série de portraits touchants, qui efface volontairement l’espace dans lequel ils résident. Un espace qu’il veille au contraire à mettre en valeur dans les léproseries. « Je voulais raconter l’histoire complète de la lèpre chinoise. Pour capturer un événement qui touche à sa fin, il ne suffit pas de documenter simplement le présent. J’ai donc mélangé portraits, paysages et images d’archives », explique l’artiste. Une série documentaire révélant les corps nus des patients, mais aussi leurs conditions de vie sous une lumière apaisante.
Car JT joue avec les contrastes, les ombres et les couleurs pour exprimer ses états d’âme. Alors que les images des villages reflètent un quotidien paisible, éclairé par une lueur naturelle, celles des enfants font suffoquer. Dans un environnement claustrophobe, poussé à son paroxysme par un monochrome envahissant – qui dévore les êtres et les murs – les clichés semblent crier. « J’ai été affecté par mes propres sensations. Lorsque j’ai développé ce projet, les mauvaises conditions de vie de ces jeunes m’ont profondément marqué. Ceux qui s’occupent d’eux vieillissent de jour en jour, pourtant leur vie à eux ne fait que commencer. Que leur réserve l’avenir ? Je l’ignore ». Avec éloquence, JT fait ainsi le portrait d’une Chine divisée. Un territoire rongé par une misère sournoise. Pourtant, même dans la pauvreté, des inégalités naissent. En faisant dialoguer les tragédies, le photographe laisse parler son empathie. Comment guérir la douleur ? Une évolution est-elle envisageable ? Si les réponses manquent, les photographies de l’artiste marquent tout de même un début de réflexion.
© JT