En collaboration avec Helena Manhartsberger, le photojournaliste allemand Rafael Heygster a réalisé Corona Rhapsody. Une série inspirée par la crise sanitaire actuelle. Théories complotistes, médias menteurs, politiques corrompus… En jouant avec notre perception du réel, les deux auteurs donnent à voir l’absurdité et le chaos engendrés par le confinement, tout en invitant le regardeur à questionner sa propre vision de la pandémie. Interview.
Fisheye : Comment es-tu devenu photographe ?
Rafael Heygster : Si je prends des photos depuis mon enfance, je ne me suis jamais véritablement défini comme « photographe ». Après le lycée, j’ai d’abord étudié l’anthropologie culturelle, et j’ai voyagé aux quatre coins du monde. Lorsque j’avais 21 ans, durant des vacances, j’ai été arrêté par la police sans aucune raison, et j’ai dû passer plusieurs semaines en garde à vue. C’est pendant cette période d’isolement que j’ai décidé que je voulais devenir photojournaliste.
Que représente le médium photographique pour toi ?
La photographie est ma manière de poser des questions, et de chercher des réponses. Dans mes travaux, je m’intéresse aux différentes représentations du monde extérieur, notamment via les réalités locales et situationnelles. L’accent est toujours mis – d’une manière ou d’une autre – sur l’être humain. Mes récits visuels illustrent les relations entre les individus et leur environnement social et culturel avec une perspective humaniste. Le médium photographique n’existe pas simplement pour donner à voir des faits, mais aussi pour susciter des émotions.
Comment est née la série Corona Rhapsody ?
Au début de l’année 2020, tous les projets que j’avais prévu de réaliser ont été annulés. Ma collègue Helena Manhartsberger et moi-même étions coincés à Hannover, et nous n’avions rien à faire. En Allemagne, il était à l’époque interdit de sortir en groupe de plus de deux personnes. Naturellement, nous avons donc commencé à nous promener dehors, à parler de ce qui se passait, dans le monde et autour de nous. Ces premières semaines, toutes nos habitudes ont tellement été bouleversées qu’il était difficile de s’adapter émotionnellement. Pouvoir partager ces émotions, cette expérience face à une situation surréaliste nous a poussés à capturer notre environnement.
Quel rôle a joué Helena Manhartsberger dans la réalisation du projet ?
Nous avons développé l’idée, et assisté aux différents rendez-vous et shootings ensemble. Travailler en équipe nous a permis de donner à nos scénarios une apparence surnaturelle, grâce à la lumière, notamment. Puis, Helena est rentrée dans son pays – en Autriche – pour travailler sur un autre projet et j’ai continué Corona Rhapsody seul. Nous sommes tous deux les auteurs de cette série.
Vos choix esthétiques et compositions encouragent le regardeur à questionner le réel, pourquoi ?
Depuis l’émergence de l’épidémie du Coronavirus, nous avons souvent été confrontés à des doutes, des questionnements : que se passe-t-il réellement autour de nous ? Où se trouve la frontière entre l’imaginaire et la réalité ? Les débuts de la pandémie nous évoquaient un rêve surréaliste. Puis, de véritables événements nous ont rappelé les synopsis de certains films apocalyptiques médiocres, et nous avons souhaité les référencer en nous inspirant de représentations visuelles de « scénarios dystopiques ». En choisissant cette esthétique très théâtrale, nous exagérons consciemment les événements.
Dans quel but ?
Corona Rhapsody
se lit comme une contribution aux interrogations relatives à notre société, et à la façon dont elle évolue en cette période. La série remet en question la manière dont la pandémie est présentée par les médias, et perçue par le public, à tel point qu’elle devient une expérience subjective. Elle illustre les doutes quant à l’instrumentalisation du Corona à des fins politiques, et la manière dont cette crise sanitaire sera évoquée dans le futur.
Dans quelles mesures vos images sont-elles mises en scène ?
À part les portraits, aucune de nos images n’est mise en scène. Nous voulions jouer avec cette notion d’ambiguïté, et faire en sorte que le regardeur ne sache pas trop ce qu’il observe. Dans la plupart des clichés, nos sujets étaient conscients de notre présence (puisque deux photographes se promenant avec des flashs et des trépieds ne sont pas particulièrement discrets…)
Les enjeux sociaux contemporains semblent beaucoup t’inspirer…
En effet, je suis particulièrement attiré par les problématiques que je veux réussir à comprendre. Je ne souhaite pas, à travers la photographie, proposer des réponses simples à des enjeux complexes. Mais j’espère pouvoir contribuer au débat, et donner au regardeur les outils pour qu’il s’interroge et prenne position.
Dans I died 22 times, un de mes projets au long cours, par exemple, je capture et interroge la culture de la guerre, et ses représentations : en dehors des champs de bataille, elle est vue comme une expérience consommable. Mes deux grands-pères se sont battus durant la Seconde Guerre mondiale. Après cette expérience, ils n’ont plus jamais parlé du conflit ni de l’Holocauste. Aussi, si je souhaite encourager un dialogue autour d’un sujet, je préfère réaliser un projet qui lui est dédié.
Quelles conclusions as-tu tirées de ton travail sur le Coronavirus ?
La photographie peut parfois être un moyen de donner du sens aux événements, de traiter nos émotions. D’une certaine manière, réaliser ce projet m’a permis de mieux gérer cette situation. Mais surtout, Corona Rhapsody examine les zones de tension entre les mesures infrastructurelles et les individus qui doivent vivre avec ces nouvelles règles. En Allemagne, beaucoup de personnes se sentent impuissantes et surmenées. Elles essaient donc de retrouver un quelconque contrôle en blâmant quelqu’un d’autre : les « puissants », devenus à leurs yeux responsables de cette situation. Si je comprends que ces gens aient peur et se sentent submergés, il me semble que leurs conclusions et autres théories de conspiration sont fausses et dangereuses.
Des images qui t’ont particulièrement marqué, lorsque tu les as prises ?
Deux d’entre elles sont particulièrement importantes pour moi. La première (à droite, ci-dessus) illustre une situation complètement absurde, conséquence de la quarantaine. Dans le nord de l’Allemagne, mi-juin, 120 résidents sur 700 ont attrapé la Covid, dans un bâtiment préfabriqué. La ville a pourtant empêché la totalité des résidents de quitter le complexe, et a même installé des barrières autour. En réalisant ce projet, nous avons souvent été confrontés à des injustices. La pandémie n’affecte pas tout le monde de la même manière. Les personnes les plus pauvres sont désavantagées dans une situation de crises, les inégalités sociales deviennent d’autant plus visibles.
Et la seconde ?
Elle représente des manifestants du mouvement Black Lives Matter. En dépit des risques qu’elle engendre, une crise peut également donner naissance à des changements positifs. Il est important de ne pas mettre en avant que le négatif. Il faut, au contraire, souligner les idées les plus positives.
© Rafael Heygster & Helena Manhartsberger