Durant trois ans, la photographe britannique Emily Graham a documenté le déroulement de la plus vieille chasse au trésor du monde – toujours non résolue. Dans The blindest man, un ouvrage déconcertant, elle interroge les notions d’obsession, d’interprétation, et la peur de l’échec bien connue par l’Homme. Entretien.
Fisheye : Comment as-tu découvert la photographie ?
Emily Graham : J’ai commencé à m’y intéresser lorsque je passais mes A-levels (un examen clôturant le cycle secondaire en Grande-Bretagne, comparable au baccalauréat, NDLR). Mes cours d’art étaient enseignés de manière très traditionnelle, et, frustrée, j’ai commencé à suivre un cours du soir en photographie. Mes parents m’ont ensuite aidé à installer une chambre noire dans notre garage et j’ai passé des heures à expérimenter… Je ne suis pas devenue une excellente tireuse, mais j’ai appris à connaître le médium, et à isoler un détail sur le monde, pour l’imprimer et le redécouvrir.
De quelle manière travailles-tu ?
J’aime errer avec mon boîtier. Une grande partie de mon travail provient de ces promenades. Je m’intéresse aux transformations du quotidien grâce au médium photographique, à la manière dont des détails fascinants peuvent être découverts dans des endroits ordinaires. Je travaille avec lenteur, attendant la bonne lumière, celle qui animera un objet. Les images peuvent être si malléables, elles se transforment en fonction du contexte : c’est ce qui me plaît le plus.
Définirais-tu ton approche comme documentaire ?
Mes projets prennent racine dans l’approche documentaire, mais j’aime faire fusionner cette dimension réaliste avec des constructions, des manipulations. On a récemment dit de mon travail qu’il était « un documentaire tordu » (« a crooked documentary »), une expression inventée par la critique britannique Lucy Soutter, qui définit une approche plus expressionniste, plus libérée de la pratique documentaire. C’est un terme qui me convient tout à fait.
Quelles sont les origines de ton ouvrage The blindest man ?
The blindest man
s’inspire de l’histoire vraie d’une chasse au trésor non résolue. Dans ce projet, j’interroge notre incapacité à nous lancer sans parti pris dans des recherches, ainsi que nos pulsions obsessionnelles, l’incroyable difficulté de trouver enfin ce que nous désirons, et notre faculté à nous perdre lorsque nous essayons.
Ce projet s’est concrétisé lorsque j’ai réalisé que mes propres recherches sur des lieux influençaient considérablement ma manière de photographier. J’ai donc commencé à percevoir ces voyages comme des jeux de piste.
Tu en as finalement découvert un qui a retenu ton attention ?
Oui. J’ai fini par sauter le pas, et je me suis intéressée aux véritables chasses au trésor. J’en ait découvert une en France : elle était vraisemblablement la plus vieille d’entre elles et n’avait encore jamais été résolue. Il m’était difficile de trouver davantage de détails en ligne, parce que les articles étaient tous en français, et que la plupart des informations provenaient d’anciens forums datant des années 1990. Toutes les sources ne cessaient de se contredire.
Qu’as-tu réussi à apprendre ?
Il y a plus de 25 ans, un trésor – une chouette d’or – aurait été enterré quelque part en France et n’a toujours pas été découvert. Une communauté cherche toujours cette récompense, guidée par un livre rempli d’indices mystérieux, publié par un auteur anonyme. Si ce dernier est aujourd’hui décédé, des centaines de personnes continuent de chercher ce trésor. La chasse devait à l’origine durer seulement quelques années, mais les passionnés ont, depuis des années, lancé des rumeurs et fabriqué des leurres, afin de brouiller les pistes.
J’ai moi-même rejoint cette poursuite, et j’ai suivi plusieurs « chasseurs » à travers la France. Mais j’étais davantage intéressée par leur obsession, leur volonté sans faille et leurs différentes interprétations des indices.
Tu as travaillé trois ans sur ce projet. Comment a-t-il évolué ?
Si j’ai commencé par suivre les différents parcours que les joueurs avaient découverts – tous sans issu – j’ai vite voulu développer ma série en contactant ces chercheurs, et en les interviewant. Parler avec eux était fascinant : ils avaient tous des convictions très différentes, et je me prenais à m’immerger dans leurs théories. C’est à ce moment-là que des personnes ont commencé à me suggérer de transformer cette série photographique en film.
Pourquoi avoir choisi de n’utiliser que l’image fixe ?
Je voulais justement jouer avec les limites de la photographie. Il y avait peu de choses concrètes à documenter, puisque la majorité des événements se déroulait dans l’imaginaire des « chasseurs », et il me semblait intéressant d’essayer de capturer ce monde secret plutôt qu’une véritable activité. J’ai commencé à percevoir la chasse comme une métaphore, me permettant de questionner les notions de poursuite et d’échec, et de souligner la relation complexe entre le 8e art et la vérité, à travers la recherche, le fantasme et l’obsession.
Peux-tu nous donner quelques exemples de ces « obsessions » ?
Une personne voyait dans la quête du trésor une dimension spirituelle, et trouvait dans sa vie quotidienne des signes indiscutables du destin. Un autre s’imaginait victorieux, et dédiait tout son temps à la chasse, au détriment de ses relations familiales et amicales. Quelqu’un avait même attaqué en justice la famille du créateur du jeu de piste, affirmant qu’il avait trouvé la véritable solution et que l’énigme était erronée. Toutes ces actions sont pour moi représentatives de la manière dont l’Homme appréhende les épreuves et les frustrations. J’ai donc essayé de les représenter dans ce contexte fiévreux, presque onirique, en mettant en lumière certains détails tout en m’inspirant de l’offuscation – une stratégie de communication visant à obscurcir le sens d’un message.
Des documents (dessins, cartes…) accompagnent tes images. Que représentent-ils ?
Dans la chasse au trésor, les indices poussent les joueurs à effectuer de nombreuses recherches, et à interpréter leur résultat de manière très subjective. Je voulais intégrer ces différents éléments dans le livre sans explication, pour influencer mes images et guider le lecteur vers des fictions qui ne mènent nulle part, afin qu’eux aussi développent leurs propres théories.
D’où vient le titre, The blindest man ?
Il s’agit d’un extrait d’un des indices. C’était également un proverbe ancien : l’homme le plus aveugle est celui qui refuse de voir. À l’origine, ce dicton dénonçait la fâcheuse habitude d’ignorer ce que nous savons déjà, ou ce qui est juste devant notre nez. Une image qui collait, il me semble, parfaitement à mon travail !
© Emily Graham