En 2015, Julien Malabry gagne un voyage pour Djerba lors d’une tombola. Là-bas, le photographe français s’écarte des sentiers touristiques pour photographier des lieux délaissés et oubliés. Pour Fisheye, il revient sur sa série intitulée L’île aux lotophages. Entretien.
Fisheye : Avant de devenir photographe, tu travaillais dans l’armée. Comment as-tu découvert la photographie ?
Julien Malabry
: Oui, j’ai travaillé 13 ans comme sous officier dans l’armée de l’air. Mon poste exacte était “opérateur de surveillance aérienne”. J’ai travaillé avec l’OTAN, l’ONU et j’ai ainsi pu voyager dans de nombreux pays. Je prenais en photo ce qui me plaisait sans avoir de bagage technique. J’ai ensuite passé un CAP en photographie. C’est une commande institutionnelle qui a constitué le déclic dans ma reconversion. En 2012, j’ai travaillé avec Romain Chambodut pour l’ambassade de France au Kosovo sur une série de portraits. À travers cette série, Kosovo’s people, nous nous sommes penchés sur la notion d’identité historique. Par la suite, nous avons créé un studio photo à Lyon.
Quelles sont les œuvres – littéraires ou photographiques- qui t’inspirent ?
Pour la série L’île aux lotophages, L’Iliade et l’Odyssée, d’Homère, bien évidemment. Je me suis également renseigné sur le travail de l’ethnologue Marc Augier sur les non-lieux. Concernant les photographes, j’aime beaucoup le travail du photographe américain Kevin Bauman 100 Abandoned Houses. Cette série est impressionnante bien que redondante : il a photographié 100 maisons délaissées à cause de la crise des subprimes. J’admire le travail des reporters tels qu’Eric Bouvet ou Don McCullin aussi. J’aimerais m’orienter vers ce type de travail.
Comment décrirais-tu ton approche photographique ?
L’architecture, l’environnement urbain et la façon dont l’homme investi cet environnement sont mes sujets préférés. Bien souvent, je travaille sur des espaces que je ne connais pas. Pour réaliser mes séries, je passe une journée ou deux jours à découvrir l’espace, à ressentir l’ambiance et à saisir l’interaction de l’homme avec son environnement. Une fois cette phase d’observation terminée, je prends mon boîtier. Je m’intéresse plus particulièrement aux zones de passage, aux liens intermédiaires ou encore aux non-lieux. En fait, j’aime montrer l’inhabituel tout en développant un regard critique.
“J’aime montrer l’inhabituel tout en développant un regard critique.”
Quelle est l’histoire de ta série L’île aux lotophages ?
En 2015, je me suis rendu à une soirée organisée par l’un de mes clients. Et en participant à un tirage au sort, j’ai gagné un voyage de quatre jours à Djerba, en Tunisie. Je ne connaissais pas cette île. C’est l’occasion qui a fait le laron. Je pensais passer quatre jours de détente mais une heure a suffit : je ne tenais plus en place. La plage et l’hôtel m’ont ennuyé et j’ai décidé d’aller à la découverte de l’arrière-pays muni de mon boîtier argentique, un Olympu OM1, et d’une seule pellicule couleur.
Que voulais-tu montrer ?
Je voulais montrer ce que les gens ne voulaient pas voir. L’île est aujourd’hui une destination touristique, le derrière de la scène est méconnu. Dans toutes ces stations balnéaires, on occulte la vie des habitants sur place, des artisans qui vivent dans des conditions précaires. Selon moi, la série n’est pas complètement terminée. Il manque une présence humaine, il manque un point final.
L’île aux lotophages, comment as-tu choisi ce titre ?
Je fais des recherches sur les lieux où je vais avant chaque voyage. C’est le personnage mythologique d’Ulysse qui a inspiré ce titre. Lorsqu’il a fait escale sur l’île de Djerba avec ses hommes, ces derniers ne voulaient plus repartir. Car sur l’île poussait du lotos. Un fruit hallucinogène et addictif. J’aimais le parallèle entre les hommes d’Ulysse et les touristes. Lorsque les touristes viennent passer leurs vacances à Djerba, le retour est difficile. Djerba a su garder cet aspect aphrodisiaque. Pour Ulysse, c’était la plante hallucinogène et pour les touristes contemporains, c’est la consommation de luxe.
Les hommes d’Ulysse ont oublié d’où ils venaient. Que représente l’oubli pour toi aujourd’hui ?
L’oubli est très présent dans mon travail. Enfin, l’oubli par habitude. Quand on regarde une série de photos sur la ville de Paris, on se dit que c’est déjà vu. Pour être émerveillé, il nous faut voir de nouvelles choses. On oublie de regarder, on oublie de voir que ces choses sont belles parce qu’elles sont trop habituelles. À Djerba les hôtels sont normés. Les vacanciers sortent difficilement de leur zone de confort et oublient qu’il y a d’autres choses qui existent en dehors de l’hôtel. Ils oublient de s’ouvrir, de s’aventurer dans l’inconnu ou encore de rencontrer la population locale. Ils portent des œillères.
“On oublie de regarder, on oublie de voir que ces choses sont belles parce qu’elles sont trop habituelles.”
Tu mets en avant des sujets sombres, et paradoxalement, c’est une série très lumineuse. Qu’en dis-tu ?
Je suis parti à Djerba au mois de juin donc j’ai fait avec la composition que j’avais : sable blanc, murs clairs et ciel bleu. Je préfère d’habitude les ciels gris mais la lumière crue s’est imposée d’elle-même. Quand, on regarde les images, il n’y a pas d’ombre car j’ai photographié à 14h, lorsque le soleil était au plus haut. C’est un moyen de dire que l’île est belle malgré le fait qu’elle soit laissée à l’abandon. Car finalement, il y a de superbes endroits à découvrir lorsqu’on accepte de sortir des sentiers battus.
Très souvent, tu associes à tes séries des textes. Quel est le rapport texte/images dans ton travail ?
Si je fais de la photo c’est parce que je ne sais pas écrire. C’est compliqué pour moi mais je ne désespère pas et je m’essaye à plusieurs styles : poèmes, petits textes. Mon travail relève du documentaire et je pense que c’est important d’expliquer par écrit ce que j’ai voulu montrer en images.
As-tu une photo préférée ?
J’aime beaucoup l’image avec l’inscription « Night Club » sur un pan de mur au milieu d’un terrain vague. Cette photo caractérise parfaitement la série et tous les lieux de Djerba laissés à l’abandon. Ce cliché montre aussi tout ce que la consommation peut détruire. Car quand la mode passe, les lieux sont détruits, abandonnés et le chômage se propage. J’aime beaucoup la photo du terrain de foot abandonné aussi. Un tel lieu peut profiter à tout le monde : enfants comme adultes, touristes comme résidents…Et il est si facile de redresser les cages.
Trois mots pour décrire ce travail ?
Je vais emprunter les mots de Daoud Aoulad-Syad, un photographe ayant rencontré Henri Cartier-Bresson : « L’habitude tue le regard ».
Tu as été sélectionné pour la résidence « Tremplins Planche(s) Contact » à Deauville, as-tu travaillé sur le thème de l’oubli aussi ?
Oui, la notion d’oubli et d’espaces intermédiaires est très présente dans ce travail. L’attente aussi. Car Deauville c’est Walt Disney mais le week-end : courses, jeux casino et plages surpeuplées. Et 90% du temps, la ville est vide. Le maire n’aimait pas que je résume la ville à sa fonction touristique, au fait qu’elle soit une station balnéaire. Pourtant, c’est le cas. Mon travail à Deauville s’est décomposé en trois temps. D’abord, j’ai travaillé sur les lieux vides. J’ai shooté à l’Hasselblad. Ensuite, j’ai fait de la Street-photographie en noir et blanc. J’ai photographié ces mêmes lieux lorsqu’ils étaient investis par l’homme. Je voulais montrer les interactions entre l’homme et son environnement. Enfin, j’ai investi ces lieux en effectuant une série de collage. Il faut rappeler que Deauville est une ville très propre. Avec ma conjointe, nous avons collé de grandes photos sur certains murs de la ville. Je voulais m’approprier la ville et faire en sorte que les usagers puissent se la réapproprier aussi.
La photographie est pour toi un moyen de retrouver, redonner vie aux lieux et individus, oubliés, délaissés ?
Clairement. C’est un moyen de montrer aux gens ce qu’ils ne voient plus. Quand j’ai exposé ma série Périphérie, j’ai eu ce genre de retour : « c’est dingue, je passe devant tous les jours…et je n’avais même pas remarqué ». Avec mes photos, j’essaye de déplacer l’attention sur les éléments délaissés.
Image extraite de la série “L’île aux lotophages” © Julien Malabry