Photographe d’origine iranienne, Yegan Mazandarani, 29 ans, s’est rendu en République populaire de Donetsk pour documenter la guerre du Donbass, qui fait rage depuis plus de cinq ans. Inspiré par les humanistes, l’auteur pose, dans Parias, un regard doux sur les victimes du conflit. Interview.
Fisheye : Qui es-tu ?
Yegan Mazandarani : « Yegan » est un ancien mot perse qui signifie « unique en son genre », car je suis le seul né garçon de ma famille. Je suis d’origine franco-iranienne, né à Paris et élevé à Chantilly. Je réside aujourd’hui là où me mènent mes projets, et je suis amené à m’établir régulièrement à différents endroits – principalement entre Berlin, Almaty, Téhéran et Paris.
As-tu toujours voulu faire de la photographie ?
Passionné de livres et de littérature depuis mon enfance, je n’ai pourtant pas eu de véritable éducation artistique. C’est quelque chose que j’ai découvert sur le tard, grâce à mes amis, ainsi que des photographes, peintres ou musiciens. Je suis diplômé d’école de commerce, et, en tant que fils de styliste et de chef d’atelier textile, j’ai commencé dans la mode à 22 ans. À 25 ans, j’ai créé mon studio de création avec huit associés : le studio « Sauvage » que j’ai dirigé pendant trois ans : label, maison d’édition, atelier de design, marque de vêtement, société de production… et agence photo.
Quels ont été tes premiers pas en tant que photographe ?
J’ai commencé en 2012, lorsque j’ai emménagé à Almaty, au Kazakhstan, où j’ai passé un an. J’ai alors beaucoup voyagé en Asie centrale, et j’ai acheté, avant le départ, mon premier boîtier : un petit compact Canon. Après quelques mois, je me suis offert un argentique, un Zorki Fed 5V, et je n’ai plus jamais arrêté de travailler à la pellicule. Ce médium m’accompagne partout – en famille, au travail, en voyage… Il illustre ma curiosité, mes découvertes, mes amitiés, et, depuis peu, une volonté d’aller plus loin, d’écrire, de documenter, de témoigner. La pellicule est un moyen d’archivage palpable d’histoires incroyables.
De quelle manière travailles-tu ?
Assez simplement. J’aime le « temps » de travail très lent que la pellicule induit. J’ai aussi une préférence pour le noir et blanc. J’aurais tendance à dire que mon travail est humaniste, car s’il peut servir à quelque chose, je crois que c’est à mieux (se) comprendre, et à créer de l’empathie. Le monde manque cruellement de cette qualité, on ne prend pas assez le temps de se mettre à la place des autres.
Comment t’es venue l’idée de documenter la guerre du Donbass ?
Le projet s’est monté très vite. J’ai pris la décision de m’y rendre seulement quelques semaines avant mon départ, en septembre 2018, à un moment de ma vie où je me considérais moi-même un peu comme un paria. Je suis parti à titre personnel, en me disant que j’avais envie de découvrir la guerre de mes propres yeux, de comprendre la réalité d’un conflit armé.
La RPD (République populaire de Donetsk) était une zone intéressante à couvrir, car il s’agit d’un conflit européen. Pourtant, nous en parlons peu, la guerre a été délaissée par les journalistes – à ma connaissance. Cela faisait deux ans qu’aucun d’entre eux n’était venu en RPD.
Que souhaitais-tu capturer, là-bas ?
Je me suis intéressé à ces gens qui vivent enclavés et en guerre depuis plus de cinq ans. Peut-être parce que je connais bien l’Iran, et le ressenti des Iraniens, j’ai souhaité me rendre de « l’autre côté », chez ceux qui sont appelés « terroristes » ou « séparatistes », afin de les écouter et découvrir leur histoire. J’y suis finalement resté seize jours.
Des anecdotes marquantes, durant ce séjour ?
Je me souviens d’un passage de checkpoint très difficile, depuis l’Ukraine vers la RPD : malgré nos demandes, nous n’avions pas pu obtenir les accréditations côté ukrainien, et les militaires n’appréciaient pas que nous allions couvrir la guerre de l’autre côté. Ils nous ont fait passer un sale quart d’heure : nous avons été gardés plusieurs heures, nos sacs et la voiture ont été complètement fouillés, ils nous ont envoyé un chien de détection deux fois, puis nous ont aligné en plein cagnard. Ils ont vraiment pris plaisir à nous cuisiner !
Au retour, je craignais qu’on me confisque mes pellicules. On m’a présenté un contrebandier qui devait les faire passer discrètement dans un convoi humanitaire, emballées dans ce qui ressemblait à des briques de lait. Je les ai laissées la veille du départ à un contact, pas rassuré du tout. Le lendemain, après un passage de checkpoint sous tension, j’ai attendu côté ukrainien, la boule au ventre. J’étais sur un parking désert et le convoi est arrivé. Le chauffeur a regardé, m’a fait un signe de tête puis est venu vers notre voiture. Nous avons procédé à l’échange et j’ai pu récupérer mon travail. Une vraie scène de film !
Tu dis poser sur ce territoire un « regard doux », pourquoi avoir documenté le conflit de cette manière ?
Je ne voulais pas faire du sensationnel. Je crois qu’il s’agit aussi d’un moyen d’adopter une posture humble. Je n’ai jamais souhaité jouer au photoreporter qui arrive, brandit son appareil et repart faire son sujet.
J’ai été beaucoup touché par les gens que j’ai rencontrés : on découvre une situation qui nous dépasse totalement, des émotions impossibles à expliciter. Je crois que mon rôle n’était pas de juger, mais d’avoir un regard doux, d’essayer de comprendre. Je peux ainsi donner un peu de réconfort à l’être humain en face de moi, respecter son histoire.
Qu’as-tu découvert, au cours de tes entretiens avec les habitants de la région ?
Que je ne pouvais qu’éprouver de l’empathie pour eux. Lorsqu’on voit un enfant manier une arme, un jeune de dix ans de moins que soi engagé dans une guerre depuis cinq ans, une mère inquiète pour le futur de ses enfants, des ados qui essayent d’avoir de l’espoir, des soldats fatigués, ou encore une babyshka plus vieille que sa grand-mère dormir sur un bout de bois dans une cave, on ne peut rester indifférent.
Il y a une certaine sérénité dans tes images, qui contraste avec le conflit. Comment as-tu travaillé ?
Je travaille en majorité au moyen-format 6×7 qui conditionne beaucoup ma manière de faire : il faut souvent recharger, et ne pas être pressé si on ne veut pas se rater, puisqu’on ne voit pas ce que l’on fait. La photographie est pour moi un temps calme, qui m’apaise. J’aime prendre mon temps afin de composer mon cadre et faire l’image juste.
Ton livre, composé d’images et de textes, se lit comme un journal de bord. Pourquoi ce choix ?
Parce que c’est ce que j’avais de mieux à offrir. Pas une simple série photographique, ni une analyse géopolitique ou une conclusion personnelle sur cette guerre, mais mon histoire, simplement. Les textes sont tous tirés de mes propres carnets – dans lesquels j’écris à chaque voyage – et que je n’avais pas du tout prévu de publier !
Cela permet aussi de faire un bout de chemin avec moi, découvrir au fur et à mesure la situation sur place, la guerre, les entretiens, les découvertes ou les peines de manière assez crue. Le lecteur part ainsi du même point que moi.
Un dernier mot ?
Avec ma maigre expérience, je peux dire que la guerre est une folie. Lorsqu’on la vit, on réalise à quel point elle n’a aucun sens : ces vies humaines détruites, toute cette haine… Ce n’est plus une photo, une image à la télé, mais bien un être humain qu’on a en face de nous.
Je ne sais pas ce que nous réserve le futur, mais, quelle que soit la situation politique demain, j’espère que les habitants d’Ukraine et du Donbass seront bientôt à même de reconstruire leurs pays.
La campagne de prévente est ouverte jusqu’au 16 juillet. Réservez votre exemplaire par ici !
© Yegan Mazandarani