« Magma », le 8e art en temps de guerre

21 mars 2022   •  
Écrit par Julien Hory
« Magma », le 8e art en temps de guerre

Avec sa série Magma, Lisa Bukreyeva exprime l’anxiété suscitée par la pression de la Russie sur son pays. Dans des images à l’esthétique radicale, la photographe ukrainienne sort de ses habitudes documentaires pour livrer un ensemble personnel. Une approche du 8e art en temps de guerre.

Alors que la guerre en Ukraine ébranle la paix européenne, Lisa Bukreyeva traduit son anxiété par l’image. Dans sa série la plus personnelle, débutée avant l’invasion de son pays par la Russie, la photographe vivant à Kiev explore l’angoisse qui l’habite depuis les conflits qui se sont installés dans la région du Donbass. « Depuis 2014, explique-t-elle, l’Ukraine fait face à la menace d’une incursion russe à grande échelle de l’Ukraine. Cela a été compris très tôt par de nombreux Ukrainiens, même s’ils n’y croyaient pas pleinement. Lorsque, fin 2021, la Russie a massé ses troupes à notre frontière, il m’est apparu clairement que la nouvelle partie de notre guerre allait bientôt commencer. »

Comme beaucoup de ses concitoyens, Lisa Bukreyeva est saisie par une peur diffuse et constante. Celle qui, enfant, rêvait de pouvoir faire des clichés simplement en clignant des yeux va témoigner de son mal-être dans des réalisations au choix esthétique radical. Une façon pour elle de partager sa peine avec les spectateurs. « Lorsque je travaillais sur cette série, confie-t-elle, j’ai délibérément appliqué une teinte rouge très vive. Je voulais que certaines images soient littéralement douloureuses à regarder. J’avais envie qu’on ressente tout l’inconfort qui provoque mon anxiété. » Le titre de ce corpus, Magma, souligne cette atmosphère que fait peser la guerre sur les êtres. Le magma est cette matière souterraine qui peut atteindre des températures énormes. Lorsqu’il arrive au sol, il se répand en lave. Pour la photographe, c’est une bonne métaphore de la situation que rencontre l’Ukraine.

© Lisa Bukreyeva

Une rancœur tenace

Aujourd’hui, la guerre est aux portes de sa ville. À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’armée de Vladimir Poutine encercle la capitale du pays, et c’est alors une nouvelle vie que connaît Lisa Bukreyeva. « Depuis plus de deux semaines, je vis dans le sous-sol de mon immeuble avec ma famille. La vie telle que je la menais n’est plus. Surtout, la notion du temps change. Quand les évènements ont débuté, j’ai commencé la rédaction d’un journal intime. Ça me permet de définir les jours. Sans ça, ils fusionnent en un long flux très pénible. Ce journal est mon seul projet actuellement. » La guerre a colonisé tous les aspects de l’existence, la menace est constante. Difficile dans ces conditions de trouver une échappatoire. S’évader par la création, par la rêverie, serait certainement une option.

Le drame que connaît l’Ukraine va changer le paysage politique, économique, mais aussi celui de la production artistique. Lisa Bukreyeva en est persuadée, mais pour le moment, elle est dans l’immédiateté de l’instant. « Cette guerre nous a déjà modifiés pour toujours. Mais nous ne vivons pas complètement ce moment. Je pense qu’une fois la guerre terminée, il y aura une douloureuse prise de conscience de toute l’atrocité de cette période. » L’Europe mesurera alors peut-être tout ce qu’elle a perdu. L’expérience prouve que le chemin vers la rédemption et le pardon est long et difficile et que, bien souvent, la rancœur est tenace. Par ailleurs, ce sentiment n’est-il pas à l’origine des troubles qui font vaciller les équilibres ? Les Russes n’ont pas oublié les humiliations subies à la chute de l’URSS en 1991.

© Lisa Bukreyeva

Apprécier la paix

À présent, lorsqu’on lui demande ce qui lui manque le plus, Lisa Bukreyeva répond la liberté évidemment, mais elle a également besoin de matériel pour poursuivre sa pratique. Si elle a suspendu, voire abandonné la majorité de ses projets, certains lui tiennent encore à cœur. « Je ne pense pas revenir sur mes projets d’avant-guerre, avoue-t-elle. En revanche, je souhaite terminer ma série sur la génération Z (celle qui se définirait par ses relations au travers de plateformes virtuelles plutôt que par des situations réelles, NDLR) et continuer l’écriture du journal que j’ai entrepris. Pour le reste, j’ai trop changé. » Et de conclure en un conseil que nous serions bien inspirés de suivre : « S’il vous plaît, sachez apprécier la paix ». Si cet évènement nous apprend quelque chose, c’est que rien n’est jamais acquis et que le maintien de la paix est aussi une histoire de combats.

© Lisa Bukreyeva© Lisa Bukreyeva© Lisa Bukreyeva© Lisa Bukreyeva© Lisa Bukreyeva© Lisa Bukreyeva© Lisa Bukreyeva

© Lisa Bukreyeva

Explorez
Dans l'œil de Nathalie Champagne : la résilience de Ludivine
Ludivine, attente avant la compétition, Championnat de France, Reims, 2022 © Nathalie Champagne
Dans l’œil de Nathalie Champagne : la résilience de Ludivine
Nathalie Champagne signe sa première publication aux éditions Photopaper. Figures imposées, figures libres retrace le parcours de...
13 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Jeu de Paume : Luc Delahaye, le monde en suspens
© Luc Delahaye
Jeu de Paume : Luc Delahaye, le monde en suspens
Luc Delahaye, ancien grand reporter devenu artiste, transforme le regard documentaire en une méditation silencieuse sur le monde. De ses...
11 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Voyage au centre de la terre brésilienne
Périphérie de São Paulo, 2020 @Vincent Catala
Voyage au centre de la terre brésilienne
Comment représenter un pays de façon juste et nuancée, loin des clichés véhiculés autour de ce dernier ? L’impressionnant Île-Brésil de...
10 octobre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Prix Photographie & Sciences : Julien Lombardi et Richard Pak exposent à la Villa Pérochon
Inframundo, de la série Planeta, 2024 © Julien Lombardi
Prix Photographie & Sciences : Julien Lombardi et Richard Pak exposent à la Villa Pérochon
Du 11 octobre 2025 au 21 février 2026, la Villa Pérochon devient théâtre de sciences, présentant les travaux de Julien Lombardi, lauréat...
10 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
PhotoSaintGermain et a ppr oc he dévoilent une collaboration inédite 
© Julie Cockburn / Courtesy Hopstreet Gallery
PhotoSaintGermain et a ppr oc he dévoilent une collaboration inédite 
Pour leur édition 2025, PhotoSaintGermain et a ppr oc he ont présenté leur programmation lors d’une conférence commune. À cette...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
La sélection Instagram #528 : en voir de toutes les couleurs
© Michalina Kacperak / Instagram
La sélection Instagram #528 : en voir de toutes les couleurs
On associe souvent les couleurs à des émotions, parfois même à des sons. Elles peuvent modifier une atmosphère, exprimer tantôt la joie...
14 octobre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Dans l'œil de Nathalie Champagne : la résilience de Ludivine
Ludivine, attente avant la compétition, Championnat de France, Reims, 2022 © Nathalie Champagne
Dans l’œil de Nathalie Champagne : la résilience de Ludivine
Nathalie Champagne signe sa première publication aux éditions Photopaper. Figures imposées, figures libres retrace le parcours de...
13 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Coups de cœur #562 : Cloé Leservoisier et Geekandstar
Série Where free people meet © Cloé Leservoisier
Coups de cœur #562 : Cloé Leservoisier et Geekandstar
Cloé Leservoisier et Patrick, alias Geekandstar, nos coups de cœur de la semaine, jouent avec les couleurs pour altérer – ou...
13 octobre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot