Matières premières

09 mars 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Matières premières

Pensée comme une rencontre avec la matière, l’exposition Alchimistes du sensible réunit cinq photographes plasticiennes : Léa Habourdin, Ilanit Illouz, Almudena Romero, Laure Winants et Tamaki Yoshida. Chacune à sa manière s’empare du médium photographique pour évoquer le devenir de notre environnement et la disparition annoncée de notre écosystème. Ne ratez pas notre vernissage, le 9 mars à partir de 18h30 ! Cet article, rédigé par Salomé d’Ornano, directrice de la Fisheye Gallery, est à retrouver dans notre dernier numéro.

Avec Negative Ecology et Images-forêts : des mondes en extension, Tamaki Yoshida et Léa Habourdin rendent sensible une réalité que l’œil ne perçoit pas : la disparition de la faune et de la flore au Japon ou la destruction des forêts primaires françaises. La photographe japonaise Yoshida a développé un processus métaphorique bien à elle. « Je photographie des animaux sauvages sur des pellicules en négatif couleur, puis je développe le film en mélangeant le révélateur avec les produits chimiques que j’utilise dans ma vie quotidienne : shampoing, produit vaisselle, cosmétiques, dentifrice, etc. », explique celle-ci. Ces substances étrangères associées à la solution de développement interagissent avec l’image et la détruisent en partie. Comme dans cette image où un corbeau en plein vol semble rongé par des taches aux couleurs étranges causées par la chimie. Des taches qui se répandent comme des champignons dévorant le papier, métaphore du fait que ces volatiles sont « considérés comme de la vermine, des parasites, sujets à l’extermination au Japon », précise la photographe. Un traitement faisant également écho aux tremblements de terre dans l’archipel ainsi qu’à la catastrophe nucléaire de Fukushima qui a traumatisé les Japonais. Avec Negative Ecology, l’artiste souhaite alerter ses contemporains sur nos actes et leur impact. « Mon travail est une tentative de sensibilisation et de propositions sur la façon d’observer les activités humaines et les approches de l’environnement à travers les yeux des créatures vivantes. » 

© Tamaki Yoshida

© Tamaki Yoshida

Mourir par le regard

À l’instar de Tamaki Yoshida, Léa Habourdin questionne la façon dont notre société protège ses forêts anciennes à travers sa série Images-forêts : des mondes en extension, faisant de ces lieux fragiles son sujet principal. Soutenue par le Centre national des arts plastiques (Cnap), la photographe se définit comme une « survivaliste de l’image ». À la recherche de l’authenticité, elle photographie « de la même manière qu’on ramasse du bois pour faire un feu », en utilisant deux techniques : l’anthotype et la sérigraphie. « L’anthotype est une technique ancienne qui n’a jamais vraiment été utilisée puisqu’on ne peut fixer les images produites », explique la photographe. L’idée que ce type d’image serait « condamné à mourir par le regard » l’intéresse particulièrement. En effet, si un anthotype est exposé à la lumière du jour, il disparaît progressivement, devenant ainsi la métaphore des forêts françaises, peu protégées, amenées elles aussi à s’évanouir. Dans l’univers sensible de Léa Habourdin, les forêts prennent des tons pastel transparents et évanescents, bleus ou roses. Bien loin de l’imaginaire sylvestre du cœur verdoyant et luxuriant d’une forêt originelle fantasmée. En contrepoint, elle utilise la sérigraphie – à base de pigments végétaux biologiques – afin de transcrire un espoir grandissant de sauvegarde de ces mêmes forêts. Une manière de traduire l’immuable, les couleurs des tirages rythmant la saisonnalité de sa production. 

© Léa Habourdin© Léa Habourdin

© Léa Habourdin

Le rythme des saisons donne également le tempo du travail d’Almudena Romero. La photographe plasticienne espagnole utilise les plantes du jardin de sa grand-mère depuis sept ans. Elle emploie leur chlorophylle comme révélateur et leurs feuilles comme support photographique pour réaliser The Act of Producing, premier volet de la série The Pigment Change. « Ce procédé ne nécessite aucune chimie ni encre supplémentaire. La chimie de chaque feuille produit une impression avec des tonalités et des contrastes singuliers », détaille-t-elle. Comme Léa Habourdin, la photographe espagnole questionne notre impact – y compris celui de l’artiste et de sa production – face à l’urgence des dérèglements environnementaux.

Images volcaniques

L’empreinte humaine, la pollution et le réchauffement climatique ne sont pas toujours perceptibles, et les scientifiques parviennent, grâce à des technologies avancées, à les révéler. Laure Winants, photographe belge, réalise les tirages de ses images sur le lieu de leur prise de vue. À l’instar de Tamaki Yoshida et Léa Habourdin, elle les transforme en témoins de notre passage. Son travail, étroitement lié au laser Lidar et aux données collectées, cherche à « donner directement la parole à l’environnement » en démocratisant les outils scientifiques. « Ces capteurs, ces sensors permettent d’être à l’écoute des mouvements de la Terre, de notre environnement et de nos interactions avec celle-ci. » Dans Phenomena, elle analyse l’éruption soudaine du volcan islandais de Fagradalsfjall. L’efficacité de l’approche est ancrée dans sa corporalité. Les images obtenues sont concrètes, imprimées in situ avec les pigments volcaniques. Elles deviennent les symptômes visibles et sensibles de la crise écologique. 

© Laure Winants© Laure Winants

© Laure Winants

Ilanit Illouz travaille également la matière, principalement le sel. Sa fascination pour l’histoire l’a poussée jusqu’à la mer Morte, frontière naturelle entre la Jordanie, Israël et la Palestine. Ici, le territoire « est la proie des choix de l’homme » puisque le Jourdain « qui l’alimentait en eau, n’y coule plus, le condamnant à un assèchement progressif », raconte-t-elle. C’est sur ce territoire sec et aride, semblable à la Lune, que se forment des dolines, dépressions remplies de sel, signes alarmants de l’érosion du sol. Pour sa série Les Dolines, la photographe a arpenté les lieux, les a documentés et, telle une archéologue, a récolté et ramassé ce qui lui servira de témoin. Cartographe du sensible, elle se sert de la matière pour nourrir son geste photographique. L’usage du sel et de ses propriétés paradoxales – conservation et destruction – opère une délicate déformation sur le tirage, le pétrifie et le transforme en fossile. Majestueuses et scintillantes, les images d’Ilanit Illouz sont de « véritables métaphores de la mémoire », faisant place à la réflexion sans que nulle réponse ne soit jamais imposée. Tirages volcaniques, salins, à base de chlorophylle, de shampoing ou de pigments naturels, les épreuves de ces cinq alchimistes du sensible n’en finissent pas de nous interpeller sur la crise climatique, tout en interrogeant le statut de l’artiste et son empreinte environnementale. 

 

Retrouvez cet article dans Fisheye #58 !

© Almudena Romero© Ilanit Illouz

© à g. Almudena Romero, à d. Ilanit Illouz

© Tamaki Yoshida

© Tamaki Yoshida

Image d’ouverture : © Tamaki Yoshida

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