Paz Errázuriz a été le regard des années sombres du régime de Pinochet au Chili. Née en 1944, elle a raconté en photographie la cruauté de la dictature, les vies mutilées par celle-ci, les rêves brisés d’une jeunesse qui a reversé dans la création sa fureur de vivre. Pour la première fois, une institution parisienne, la Maison de l’Amérique latine, lui consacre une rétrospective. Histoires inachevées est le récit du temps qui passe et de ces grandes histoires humaines que l’artiste ne parvient pas à clore dans ses séries. L’œuvre de Paz Errázuriz rejoint celle de bon nombre d’artistes ayant marqué cette période, qui s’est étalée du 11 septembre 1973 au 11 mars 1990. Ses photographies résonnent, en particulier, avec la littérature entrainante d’Isabelle Allende, faite de grandes fresques sociales, de personnages iconiques et mystérieux, dans un pays plongé dans le chaos. Ses portraits en noir et blanc semblent pourtant hors du temps, loin du désordre. Ils sont d’une grande pureté formelle et rendent honneur à celles et ceux que le régime persécute : des personnes LGBTQIA +, des travailleur·ses du sexe, des boxeur·ses, les membres de communautés autochtones marginalisé·es, des personnes atteintes de troubles mentaux. Autodidacte, la photographe est au plus près de l’expérience de la condition humaine : ses yeux sont débarrassés de tout formalisme classique et remplis d’une sensibilité narrative bouleversante. Ces portraits inoubliables nous parlent en métaphores de diktats sociaux, de l’invisibilité de certains groupes et d’une envie pressante de renverser les normes. « Mes débuts de photographe professionnelle correspondent à ceux de la dictature. La photographie m’a permis de m’exprimer à ma façon et de participer à la résistance, raconte Paz Errázuriz. C’est étrange de constater à quel point les périodes hostiles et dangereuses peuvent stimuler les artistes. Toute cette énergie créatrice s’exprime alors par la métaphore. C’était le cas au Chili, dans les années 1980. »
Photographier les lieux hostiles à la vie
« Ce que je photographie est en relation avec les personnes qui ne sont pas au centre, mais au-dehors, toujours soumises au pouvoir » explique Paz Errázuriz. Son objectif se pose ainsi sur ces endroits hostiles à la vie, désertés par l’humanité et par le soin. Au sein même de la société chilienne, ces existences marginales sont invisibles et en permanence menacées. Le propre d’un régime fasciste, comme celui de Pinochet, est de mépriser la vie et de considérer que seules certaines personnes et certains corps méritent de survivre. Les modèles d’Errázuriz habitent alors ces zones où vivre est un défi permanent.
Un travail qui fait écho à la pensée de la sociologue étasunienne Judith Butler, qui dans ses études autour du genre parle des « vies mutilées », vécues à moitié, empêchées par des systèmes politiques profondément violents et normopathes. Dans la rétrospective Histoires inachevées à la Maison de l’Amérique latine, sont exposées une quinzaine de séries, parmi lesquelles Próceres (1988), Sepur Zarco (2020) et Ñuble (2019) ainsi que la série emblématique La Manzana de Adán réalisée entre 1982 et 1987. Son travail s’inscrit dans le temps long, ce qui lui permet de nouer des relations fortes avec ses modèles. Femmes et hommes posent fièrement, parfois s’abandonnent et donnent accès à une part de leur intimité en renouant avec une forme plus douce de l’existence. Encore aujourd’hui, la photographe parcourt son pays depuis Santiago jusqu’en Patagonie, et l’explorant avec exhaustivité et elle dresse un état des lieux puissant de ceux que la société regarde différemment. Récemment, elle a réalisé une série de portraits des femmes de Sepur Zarco, localité du Guatemala, toutes victimes (survivantes) en 1982 de la répression sanglante du pouvoir militaire et des violences exercées sur elles.
© Paz Errázuriz