Pierre Liebaert

18 mai 2016   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Pierre Liebaert
C’est une rencontre étrange, troublante, et intime qu’offre aux spectateurs des Boutographies le photographe Pierre Liebaert. “Libre maintenant” est une exposition qui n’a pas son pareil. D’abord par l’espace réduit laissé aux photos. Ensuite par les émotions brutales qu’elle impose : l’envie d’être libre, de regarder ce que l’on n’ose pas voir, autour de soi et en soi. Entretien.

Fisheye Magazine : pourquoi es-tu devenu photographe ?

Pierre Liebaert : Au départ, c’est une affinité avec le médium. Aujourd’hui l’art, la création, s’est vraiment imposée. J’ai envie de la faire vivre en moi, de me situer face aux choses qui se produisent devant moi. Je pense que la photographie me permet de libérer certaines angoisses et fascinations qui m’obsèdent. Je pense qu’elle génère un lien magique entre les autres moi. Qu’elle a permis de créer des liens très forts, des liens parfois incompréhensibles, absurdes, mais des liens quand même. La photographie dans ma vie c’est ça : justifier l’existence d’un lien entre des êtres. C’est une volonté de faire exister le réel dans son intensité, dans son chaos, dans sa laideur mais aussi dans sa plus grande beauté, dans sa plus grande vulnérabilité. À la fin du film qui accompagne le projet Libre maintenant, un des modèles dit : « J’ai l’impression que l’appareil photo, c’est plus qu’un regard. » Je trouve cette phrase très importante. La photographie c’est faire exister les choses devant soi.

Comment décrirais-tu ton approche de la photographie ?

Parfois j’ai plus l’impression de faire du social que de la photographie. En fait c’est extrêmement ambigu. Comme je le disais, la photographie est un lien magique donc je pense qu’elle répare quelque chose chez le modèle. Elle lui permet de se confronter à sa propre image et moi à la sienne ; et moi à la mienne aussi ! J’aime beaucoup les rapports exclusifs dans les relations humaines, dans ma vie autant que dans la photographie. J’ai du mal à photographier des groupes, j’ai du mal à photographier dans le mouvement, j’ai du mal à photographier de jour ! J’ai besoin d’une forme d’exclusivité totale presque obsessionnelle, voire maladive. Pour résumer, mon rapport à la photographie est à la fois social, exclusif et intime.

Ta série Libre maintenant est donc assez emblématique de ta démarche. Peux-tu expliquer aux internautes en quoi consiste ton projet ?

La genèse du travail est avant tout une découverte, qui a eu lieu dans le cadre d’un travail commun avec Clément Huylenbroeck sur les aires d’autoroutes. C’est en immersion totale sur les aires d’autoroutes que nous avons appris que des hommes s’y rencontraient pour des relations sexuelles. L’aire d’autoroute devenait un lieu d’instinct, de désir refoulé. Une transition entre leur travail et leur famille. Ce qui m’a frappé, c’est cette possibilité de cohabitation entre leurs désirs les plus profonds et leur vie sociale. Comment ces deux choses s’assemblent ?  Libre maintenant, c’est la volonté de comprendre cet état. Et donc j’ai décidé de poster une annonce dans les journaux et sur Internet, de manière à trouver des modèles souhaitant se confier à moi et poser. J’avais envie de redéfinir le lien entre le photographe et son modèle ; un lien d’intimité et de soumission totale. J’ai reçu des centaines de réponses. Que des hommes – alors que mon annonce était ouverte à toutes et tous. Je sentais dans les mails une urgence, une impatience énormes.

Extrait de "Libre maintenant", 2015 / © Pierre Liebaert
Extrait de “Libre maintenant”, 2015 / © Pierre Liebaert

Du coup, comment as-tu choisis tes modèles parmi ces centaines de réponses ?

Ceux qui restent sont ceux qui ont été jusqu’au bout en fait. C’est-à-dire que je répondais à tout le monde, de manière personnalisée. J’en ai rencontré environ 70 (mais tous ne sont pas présents dans le film ou l’exposition). Ils avaient des demandes très différentes dans la formulation mais finalement similaires. Car leur besoin était identique.

Quel était ce besoin ?

C’était vouloir se confronter à mon regard, vouloir partager quelque chose. Je pense qu’il s’agit d’un secret très lourd à porter et que, le fait de se confier ainsi à quelqu’un permet de l’alléger, de le faire exister, de se sentir mieux. La parole, en tout cas l’expression, la création, permettent de vivre avec soi. Ce qui est très dur !

Sur ces 70 rencontres, tu as gardé assez peu d’images. Pourquoi ?

Je n’ai gardé qu’une trentaine d’images. Je suis quelqu’un de très raide dans ma sélection. Mais si je devais me pencher à nouveau dessus, je pense que je l’épaissirais, je lui ferais dire autre chose.

La scénographie est d’ailleurs très intéressante : la vidéo y tient une place primordiale. Si bien que c’est la première chose, avant les photos ! Pourquoi ce choix ?

Je pense que la photographie ne sait pas tout dire. Je me suis aperçu que les images étaient muettes, incomplètes ; qu’il y avait un gouffre entre elles et ce que je cherchais à exprimer. Elles ne suffisaient pas. La vidéo propose une forme d’immersion totale, sonore et visuelle. Elle apporte du souffle, de la vie et remplit les vides de compréhension. C’est primordial. J’ai donc décidé de filmer, d’interviewer ces modèles – quitte parfois à réorganiser les séances. Les scènes étaient préparées, écrites, scénarisées.

D’ailleurs, comment se sont organisées les séances ?

Une fois les rendez-vous posés, il fallait trouver des endroits. Et donc finalement, tous ces paramètres de création et d’organisations de la séance m’ont été imposés – non pas par les modèles mais par le projet en lui-même en fait. Ce devait être en-dehors de chez eux (puisqu’ils souhaitaient posés mais nus en toute discrétion) et en-dehors de chez moi. Il a donc fallu trouver des hôtels à bas coût, c’est-à-dire des hôtels de passe, de charme. Pour ne pas être reconnus, nous avions convenu qu’ils portent des masques. Les séances duraient deux heures. C’était limité dans le temps, mais aussi techniquement puisque je travaillais au film. Ces séances ce sont révélées être des séances de libération exutoires, des séances où se révélaient une nature très pure de l’Homme, une nature très loin de la contingence et des contraintes des modèles.

Ces-derniers étaient également masqués. Qu’est-ce que le masque et la nudité révèlent ?

J’ai rencontré des gens extrêmement prisonniers de leur vie. Je pense qu’ils ont formulé des choix, à un moment, qu’ils regrettent aujourd’hui. Des choix de conformisme notamment : la plupart ont des femmes, des enfants… Cette configuration les emprisonne et je pense qu’ils n’ont pas la promptitude de laisser parler leurs instincts. Ces séances ont permis cette expression profonde, instinctive, sauvage, primitive de l’Homme. Le masque et la nudité (qui était partie prenante du projet depuis le début) ont aidé. En fait ce sont deux éléments très importants dans la révélation de qui on est. La nudité est une offrande, une libération de l’uniforme social ; et le masque permet de descendre très profondément. Il agit sur nous, sur quelque chose qui est très loin en nous… Il nous permet de perdre le contrôle et d’habiter quelqu’un d’autre, c’est-à-dire cette chose invisible qui nous habite.

Extrait de "Libre maintenant", 2015 / © Pierre Liebaert
Extrait de “Libre maintenant”, 2015 / © Pierre Liebaert

Qu’a représenté ce projet pour toi ?

Il a pris une place énorme dans ma vie. Énorme, encombrante. Il a débordé sur ma vie. Ça m’a détruit, vraiment. Pendant un an, je n’ai rien su faire. Ça m’a profondément affecté. Je pense que lorsqu’on effectue quelque chose, on est aveuglé par cette chose. Et pour éviter de devenir fou, on se met en veille. Et on continue. Je ne me suis posé aucune question, j’ai fait. Je n’ai pas de recul. C’est constant dans mes travaux : je ne peux pas être présent à moitié. Je ne peux pas. C’est limite corporel quoi ! Je m’enfonce dans le travail au point que lui-même me dévore. D’ailleurs la fin de la vidéo c’est ça en fait : une personne qui est tellement proche de moi qu’elle me dévore. C’est un peu la création qui prend le dessus sur son créateur. Je ne peux vraiment pas faire autrement. À tel point que ça m’écœure. Je suis dégouté. Mais ce dégoût est un tout nouveau terreau. Ça me fait mal, mais ça me permet d’aller plus loin. Parce que je veux que ça me transforme, véritablement. Puis à la fin, il y a toujours quelque chose qui vient de l’extérieur – du sujet notamment – qui m’empêche d’aller plus loin et me fais dire, « Stop, j’arrête ».

En l’occurence, qu’est-ce qui t’as permis de conclure ce projet ?

Des coups de téléphones, des modèles qui m’appelaient « pour parler ». C’est devenu trop dangereux, ça allait trop loin. J’occupais une place qui n’était pas la mienne, celle d’un psychologue et non pas d’un photographe. Et ce n’est pas mon rôle. Puis petit à petit, je suis devenu lucide sur ce qui se produisait. Des gens nus, qui se confiaient… La chose devenait trop claire, trop brute. Ça ne pouvait plus être photographié car la vie reprenait sa place.

Quel est le message que tu souhaiterais faire passer avec ce travail ?

D’abord je ne voudrais surement pas que les spectateurs restent à la lecture première de la simple nudité ou de la relation transgressive. Je pense que ces personnes que j’ai photographiées parlent avant tout de liberté. Plus précisément, de ce qui nous empêche d’être libres : les dogmes, notre héritage judéo-chrétien, les autres, la société… Quelque chose qui nous dépasse en fait. Et surtout nous-même, cette carapace dans laquelle on se fige et qu’il faut faire éclater.

Enfin, qu’est-ce que tu as appris au contact de tes modèles ?

Un courage énorme. Une volonté de vivre intensément, instinctivement. Ce sont des gens qui m’ont nourri en fait. Certains m’ont même surpris en me montrant des choses que je ne m’attendais pas à voir. Ce sont des entités carnavalesques, des sortes d’esprits féconds. Ils ont une forme d’extravagance et parfois même de réserve, qui est toujours entière. Je pense que c’est ça que j’ai admiré en eux dés le départ ; cette prise de risque, de jouer avec le danger, d’être sur le fil.

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