9 heures et des poussières, place du Forum, en plein cœur de la cité arlésienne. Nous retrouvons Stéphanie Solinas. C’est un beau matin d’été. La photographe porte un chemisier blanc, « le même que sur la photo qui illustre mon portrait dans le magazine, pour que tu puisses me reconnaître plus facilement ! » Stéphanie Solinas est une artiste à part, qui a suscité un vif intérêt à la rédaction il y a déjà plusieurs semaines. Sa démarche atypique, à cheval entre la création photographique, l’installation, l’édition et l’enquête nous a d’emblée intrigué. Son travail baptisé Dominique Lambert, fait partie des premières expositions que nous avions repérées lorsque nous préparions notre séjour à Arles. Il s’agit d’un projet d’envergure dans lequel l’artiste s’est plongée durant sept ans : « En 2004, j’envoyais la première lettre et en 2010 avait lieu la première exposition », raconte Stéphanie.
Tout est parti de ce constat : Dominique est le premier prénom mixte donné en France, mais aussi le 27e le plus porté, de même que le nom de famille Lambert. Au total, Stéphanie a répertorié 191 Dominique Lambert. Son intention ? « Faire une galerie de portraits de gens, d’inconnus qu’on n’imaginerait pas sur les murs d’un musée. » Pour ce faire, Stéphanie envoie un courrier aux 191 Dominique Lambert, dans lequel elle joint un portrait chinois à remplir. Elle reçoit 65 réponses. « Lorsque j’ai envoyé ces lettres, je ne savais pas encore tout à fait ce qu’allait être le dispositif. J’ai été très émue en découvrant leurs réponses. J’avais le sentiment de saisir quelque chose de l’être. » Elle précise : « Aujourd’hui, nous sommes obligés de passer devant l’appareil photographique pour exister dans notre société. » Très inspirée par les travaux d’Alphonse Bertillon (créateur de l’anthropomorphie judiciaire, qui emploie notamment la photo dite “face/profil”), Stéphanie Solinas définit ainsi « une population d’étude spécifique. »
Forte de ces portraits chinois, elle renvoie un courrier aux 65 Dominique Lambert, leur demandant d’envoyer une photo d’identité. 20 d’entre eux s’exécutent. Aussitôt les photos reçues, Stéphanie les range dans un tiroir et ne les regardera pas avant la fin du projet. Elle réunit ensuite un « comité consultatif » d’experts (un psychologue, un statisticien, un juriste et un inspecteur de police), afin de déterminer le profil physique des 20 Dominique Lambert. « J’avais au préalable dressé un portrait statistique d’après les 65 portraits chinois qui m’étaient parvenus », explique Stéphanie. Un portrait “moyen” constitue le 21e visage de la série complète présentée au Carré d’Art de Nîmes.
De la représentation à la réalité
L’artiste fait ensuite appel à un dessinateur, chargé de croquer les visages de tous les sujets, d’après les descriptions fournies par le comité. Ces croquis réalisés, Stéphanie se tourne enfin vers un enquêteur de police de l’Identité Judiciaire qui pendant 15 jours, dresse les portraits-robots des différents Dominique Lambert. « Après ça, j’ai cherché des modèles qui leur ressemblait pour les photographier », raconte Stéphanie.
« Les choses se sont enchainées, articulées au fur et mesure », s’amuse-t-elle. Pleinement emportée par son sujet, la photographe a exploré ce qui compose l’identité et l’être, entre représentation et réalité. Elle ajoute : « Ce que je trouve fascinant dans ces questions là, c’est de chercher ce qui nous constitue. Parce qu’au fond, nous n’y avons pas accès. Il nous faut passer par la représentation pour y accéder ! ». L’artiste a finalement décliné ce projet dans un premier ouvrage, un coffret de 21 livres dépliables en deux exemplaires, où les photos d’identité originales sont voilées par un calque, de sorte à ce que les traits des Dominique Lambert soient seulement suggérés. Cela donne lieu a une exposition à la Maison Rouge en 2010. Les Dominique Lambert sont conviés. Stéphanie rencontre pour la première fois ces inconnus qui ont façonné le projet. « L’un d’entre eux avait fait 600 km pour être présent ! », se souvient l’artiste, ajourant, « c’est une Dominique Lambert à qui j’ai serré la main pour la première fois. Je me suis dit alors, “ils existent”. C’était une matérialisation très émouvante. » Si autant que nous, vous êtes intrigués par ce projet fou, rendez-vous au Carré d’Art de Nïmes, où l’exposition est visible jusqu’au 16 octobre 2016.