Saodat Ismailova explore les mythes et croyances d’Asie Centrale

17 février 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Saodat Ismailova explore les mythes et croyances d’Asie Centrale

Jusqu’au 30 avril 2023, Le Fresnoy accueille Double horizon, la première grande exposition de Saodat Ismailova. Pour l’occasion, l’artiste visuelle originaire d’Ouzbékistan invite plusieurs artistes pluridisciplinaires afin d’interroger l’histoire des pays d’Asie centrale et d’au-delà. Un travail d’envergure mêlant politique et archives familiales. 

« Cette exposition s’inscrit dans un cycle qui donne la possibilité aux ancien·nes élèves du Fresnoy de connaître l’expérience d’une grande exposition », introduit Pascale Pronnier, responsable des programmations artistiques au Fresnoy – Studio national des arts contemporains, avant de poursuivre, avec émotion : « Pour la troisième étape de ce cycle, j’ai tout de suite pensé à Saodat Ismailova. Prolixe et généreuse, elle a la volonté de travailler sur les mythes et l’histoire. Le caractère biographique qui influence beaucoup son travail me touche particulièrement. » Co-organisée par le Centre Pompidou de Paris, l’exposition Double horizon ouvre un dialogue riche et percutant sur les liens tissés – ou rompus – entre les croyances ancestrales, la condition féminine et l’emprunte soviétique encore tangible en Asie Centrale. 

« Née en 1981, Saodat grandit dans le système soviétique au cœur d’une famille d’artistes, véritable terreau fertile pour la création artistique. Dès le début de ses études en cinéma, elle développe une pratique visuelle nouvelle et des thématiques fortes : le refus de la religion, le port du voile, l’alphabétisation. Dans sa démarche, elle réfléchit à montrer comment les différentes couches d’histoire s’entremêlent », précise Marcella Lista, conservatrice en chef de la collection nouveaux médias au Centre Pompidou. Pour sa première grande exposition en France, Saodat Ismailova présente six installations, constituées de vidéos et de photos, autour desquelles gravitent de multiples œuvres d’artistes pluridisciplinaires qui l’ont inspirée et guidée tout au long de sa vie. Au total, vingt artistes de tous horizons interrogent, par leurs créations, les notions de mythe et croyance. À l’étage du Fresnoy, l’autrice dévoile également un « laboratoire suspendu » afin de découvrir ses démarches et procédés artistiques.

© Saodat Ismailova

© Saodat Ismailova

La magie ancestrale des croyances

Après avoir étudié le cinéma, la fiction et le documentaire, Saodat Ismailova devient élève au Fresnoy où elle perfectionne son approche visuelle de façon plus libre et différente. Dans ses installations vidéos, l’artiste sillonne les fondements du cinéma d’observation. Stains of Oxus, son projet de première année composé de trois écrans, immerge le·a spectateur·rice dans un voyage le long du fleuve Amou-Daria, appelé dans l’Antiquité grecque Oxus. Cette longue traversée jusqu’à la mer d’Aral retrace le rêve et l’espoir de la vie qui se poursuit malgré une mer qui se meurt. L’année suivante, Saodat Ismailova rêve le Kazakhstan de manière plus futuriste avec Two Horizons. Ce double écran s’inspire du mythe de Qorqut : le premier Chaman ayant échappé à la gravité. Ce dernier partage son nom avec une ville du pays accueillant un cimetière Chaman et, non loin de là, une station spatiale. Entre immortalité et lévitation, Saodat interroge cette croyance de manière hypnotique. 

Au Kazakhstan, la conquête spatiale est une thématique fortement présente dans l’univers des artistes conceptuel·les des années 1990. En témoignent les œuvres de Sergei Maslov, décédé prématurément il y a vingt ans. À travers des collages numériques défilant sur une petite télévision, l’artiste mythographe dévoile sa théorie : les Kazakhs seraient des personnes venues d’une autre planète. Il utilise des images d’archives où il mêle des habitant·es du pays à des extraterrestres. Le petit écran est situé dans une yourte, quelque peu particulière, reconstruite pour l’occasion par Yelena et Viktor Vorobyev. L’installation est conforme à un habitat traditionnel, à une exception près : le haut de l’habitacle prend la forme d’une fusée. Rempli d’humour, ce travail conceptuel soutient l’antériorité des Kazakhs. 

© Saodat Ismailova

Stains of Oxus © Saodat Ismailova

© Saodat Ismailova

Two Horizons © Saodat Ismailova

© Sergey Maslov

© Sergey Maslov

L’horizon et les souvenirs de famille

Membres du même groupe d’artistes auquel appartenait Sergei Maslov, Yelena et Viktor Vorobyev exposent, dans la série d’images Re-Orientation, une réflexion sur l’humanité fatiguée des espaces urbains. Dans des paysages désertiques de la steppe capturés au fil des saisons, le duo place des panneaux routiers aux indications abstraites telles que « près », « loin » ou encore « horizon ».  « Dans la steppe il n’y a ni ville ni politique, c’est un moyen de se rapprocher de la terre. Ces panneaux ont été placés avec précision sur la ligne d’horizon : la seule constante dans la vie, notre seule gravité », témoignent les deux photographes.

Saodat Ismailova sollicite, quant à elle, l’horizon familial afin de souligner les différentes cultures linguistiques dans une série de photos poignantes. The Letters est constituée de portraits des membres de sa famille superposés d’un écrit de la personne représentée. Pratiquant le sophisme, le portrait de son arrière-grand-père est recouvert d’une sorte de talisman en écriture cryptée. Une photo prise quelques heures seulement avant qu’il ne soit capturé et envoyé de force dans un goulag. Quant au portrait de sa grand-mère, il révèle son analphabétisme. Considérée comme l’enfant d’un « ennemi de la nation », celle-ci a appris seule des bribes de l’alphabet arabe, cyrillique et latin. Elle utilise également un portrait d’elle même réalisé par son père et une lettre où elle décrit un rêve effectué avant de donner naissance à son fils. Pour terminer cette série, dans un vent d’espoir et d’humanité, Saodat Ismailova présente le portrait de sa fille où elle appose une lettre écrite en anglais juste avant sa naissance pour lui souhaiter une belle vie. 

Au fil des des photographies, des installations vidéos et sonores, des peintures ou encore des broderies, l’exposition Double Horizon, orchestrée par Saodat Ismailova, permet la découverte sensible et saisissante de l’empreinte, entre autres, du régime stalinien sur une région du monde peu représentée dans la sphère artistique : l’Asie Centrale. À découvrir jusqu’au 30 avril 2023. 

© Yelena et Viktor Vorobyev

© Yelena et Viktor Vorobyev

© Saodat Ismailova
© Saodat Ismailova

© Saodat Ismailova

© Saodat Ismailova© Saodat Ismailova

The Letters © Saodat Ismailova

© Chingiz Aidarov© Chingiz Aidarov

© Chingiz Aidarov

Image d’ouverture : © Saodat Ismailova

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