Road trips américains, fêtes à n’en plus finir, voyages entre amis… Sous ses airs d’insouciance, Théo Gosselin conte avec Roll, son nouvel ouvrage, publié par Fisheye, une histoire intime, guidée par la mélancolie et un besoin certain de liberté. Propos recueillis par Benoît Baume et Éric Karsenty. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Fisheye : Tu viens de publier Roll, ton quatrième livre qui retrace ton parcours des six dernières années. Quel est ton sentiment devant cette publication ?
: Je n’avais rien fait depuis 2015, sauf beaucoup voyager. Je savais que je referais un livre (après Joe’s Road publié avec Maud Chalard, et deux autres bouquins plus anciens, Avec le cœur et Sans limite), mais sans trop savoir quand ni ce que j’allais raconter… Au bout de cinq ans, je commençais à avoir pas mal de matériel, cela correspondait aussi à mon trentième anniversaire, l’occasion de tirer un bilan de la décennie écoulée, avec le sentiment de devenir adulte. Mes photos sont un peu les souvenirs de cette période d’insouciance. J’avais à cœur de clore ce chapitre avec un objet qui soit intéressant pour les gens. C’est aussi le Covid qui m’a permis de faire le livre. J’ai arrêté de voyager, ce qui m’a permis de me poser.
Au cours de ces années, j’ai appris que tout n’était pas si facile. Au bout d’un moment on ne peut plus faire semblant. Jusqu’en 2017, tout se passait bien. Ça a été une année charnière. J’ai beaucoup travaillé en commande, jusqu’à l’usure, et j’ai voulu retrouver le plaisir de photographier en faisant mes images et en poussant à fond tous les curseurs: fêtes, road trips plus longs, plus loin… Je suis allé dans les extrêmes pour m’éloigner de mon travail de commande. Les marques me demandent de refaire mes images de liberté et de bonheur pour vendre leur produit, mais ce n’est pas si simple… Il faut être cohérent, et tout est contradictoire dans la publicité. Mes photos ne nécessitent pas beaucoup d’argent à réaliser. En même temps, j’adore travailler en équipe: on change d’endroit, de personnes, on ne reste pas seul, ça me fait du bien de me confronter à d’autres univers…
C’était une période difficile au niveau personnel ? Un moment compliqué mais nécessaire pour accéder à une autre étape ? Ce livre nous raconte aussi ce passage ?
J’ai poussé le bouchon un peu trop loin pendant pas mal de temps, à être tout le temps dans l’excès, ça m’a fait du mal, ça m’a fatigué. J’ai eu des problèmes de santé, même si je n’ai jamais vraiment osé me l’avouer : une forme de dépression. C’est parfois difficile de mettre des mots…
C’est pour ça qu’on découvre une tonalité plus sombre dans ton livre ? Avec une partie en noir et blanc ?
Le livre est composé de trois parties. Dans la première, on retrouve des images assez fun, avec de belles lumières, des corps, de l’amour, de l’action, des feux, de l’amitié… Mais je voulais aussi montrer que je savais faire d’autres choses. Je ne sais pas comment j’ai franchi le pas et pris des photos à l’enterrement de mon ami Hector, décédé en décembre 2016. Je n’ai pas fait beaucoup d’images, une dizaine tout au plus. C’était un mauvais souvenir, mais c’était important. Ça m’est venu d’un coup. Tous nos amis étaient là, il fallait saisir ce moment. C’est aussi une manière d’assumer ma partie sombre en montrant du noir et blanc, des choses plus documentaires, plus matures. Ça me tenait à cœur de montrer une autre image de moi, loin des beaux couchers de soleil, des nanas, tout un monde onirique… Parce que la vraie vie, elle n’est pas comme ça. Et puis j’aime bien le noir et blanc, son côté simple et efficace que je n’avais pas eu l’occasion de montrer. C’est un vrai choix.
Ton travail s’inscrit dans la tradition des road movies américains avec l’omniprésence des voitures qui servent à tout : à tailler la route, à jouer de la musique, à faire l’amour… ou à cadrer tes images à travers pare-brise, portières ou rétroviseurs… Comment l’expliques-tu ?
La bagnole aux États-Unis, c’est une personne en plus, un vrai personnage. Si on est trois, avec la voiture on est quatre. Elle nous sert à tout : c’est notre maison, notre protection contre le monde extérieur. On y range nos affaires, on y dort, c’est petit, ça pue, c’est notre cocon, notre petit monde. On y est en sécurité, on peut l’amener partout, et surtout elle nous emmène partout… En 2017, on s’est retrouvé à Chicago, avec Thibault et Emmanuel, ils avaient acheté une grosse voiture, qu’on appelait Brown, parce qu’elle était marron : une Ford LTD de 1973 payée 1 500 dollars à Détroit.
Combien de voyages aux États-Unis ton livre rassemble-t-il ?
De 2015 à 2020, il y a environ une quinzaine de voyages, mais le plus important, c’est celui de 2017. C’est celui qui a suivi la mort de mon copain Hector, c’est le voyage qui a changé l’histoire – en noir en blanc dans le livre. Ça a été le voyage sans limites, celui de tous les excès, sans peur : autodestructeur en fait. On a fait n’importe quoi avec Thibault et Emmanuel. On s’est retrouvé à Chicago, et à partir de là on roulait la journée, on faisait la fête tous les soirs, toutes les nuits, et on repartait le lendemain, même si on n’avait pas dormi. Au bout de trois semaines, j’ai pété une durite, c’était trop ! C’était bien, mais très fatigant, le corps ne pouvait plus encaisser. On était comme un groupe de rock en tournée, mais sans faire de concerts. Arrivé à Austin, je me suis écroulé chez des copains musiciens… et je me suis réveillé trois jours après à Détroit. J’étais cassé mentalement durant presque un an. Comme un symptôme post-traumatique, ça explique en partie la composition du bouquin.
Qu’est-ce qui t’a ramené à la lumière ?
Juste après ce voyage, j’en ai parlé avec ma copine et mes amis, j’avais l’impression de ne plus être la même personne. Je ne suis pas allé voir de médecin, et j’ai lu quelque part qu’il fallait avancer et vivre avec ce qu’on avait vécu. Maintenant je suis plus calme, et j’ai retrouvé ma joie de vivre.
Ton parcours fait écho à ceux de la Beat generation, comme Bernard Plossu, qui signe une jolie postface dans ton bouquin… ? C’est une période qui t’a influencé ?
J’ai été très touché par ses mots et par leur justesse, sans me connaître et sans qu’on se soit rencontrés, c’était hyper touchant. Simple et concis, tout ce que j’aime. Je connais mal cette période. C’est plus ce qui se passe à la fin des années 1960 qui m’a inspiré humainement, politiquement, musicalement… Il faut souvent qu’on atteigne un certain degré d’horreur afin que les gens s’unissent pour tenter de « refaire le monde ». C’est un peu ce que j’ai essayé de faire à mon échelle pour me créer un univers dans lequel je me sente bien. Un monde sans violence et dans lequel je partage des idées et des gestes un peu utopiques qui font du bien.
Dirais-tu que ta photo est politique ?
Oui, parce que tout le monde est traité à la même enseigne, comme la nudité. Ce sont plus des valeurs que des idées : amitié, amour, bonheur, curiosité, rêve… des choses comme ça, des actions essentielles pour la vie de l’humanité, revenir au plus simple, à l’origine. Faire un feu, se baigner à poil, il n’y a rien de mieux au monde… La nature, des valeurs humaines… Je capture ces moments qui me touchent. Ce sont des drogues douces, les meilleurs péchés du monde. J’essaie de montrer ces choses-là.
Tu accompagnes l’aventure de Fisheye depuis le début : tu as fait la couverture du premier numéro, tu as également publié le premier hors-série du magazine, Bande de photographes !, et aujourd’hui, c’est une monographie que tu fais avec nous. Quel regard portes-tu sur cette route partagée depuis 2013 ?
Je connais beaucoup de gens, mais peu me connaissent comme vous. Vous m’accompagnez sans me juger, en me donnant la possibilité de m’exprimer. Vous avez toujours été là en montrant que ce que je faisais avait du sens. On a parfois besoin d’autres personnes pour nous montrer le chemin, que rien n’est anodin, qu’il y a toujours quelque chose derrière… J’ai eu la chance de rencontrer l’équipe de Fisheye, mon agent, Olivier : des gens qui m’ont tiré vers le haut, qui m’ont fait confiance et ont accepté qui j’étais, avec mes mauvais côtés, que je sois parfois insaisissable…
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #48, disponible ici.
© Théo Gosselin