Dans son ouvrage publié par sa maison d’édition Lido Books, le photographe britannique Robert Darch nous emporte sur une île en proie à une vive tension. La cause ? Le Brexit. C’est en noir et blanc, et avec douceur qu’il partage ses angoisses et peurs ressenties. Parcourir The Island, c’est comme faire le tour d’une zone où tout semble si fragile. Entrevue avec celui qui manie la métaphore aussi bien que la mélancolie.
Chez Fisheye, nous connaissons ton travail, mais comment te décrirais-tu à quelqu’un qui ne sait rien de ton univers ?
Robert Darch : Je suis un artiste-photographe installé dans le sud-ouest de l’Angleterre. Je travaille principalement sur des projets au long cours liés au lieu, à la mémoire et à l’histoire personnelle. Ces projets aboutissent généralement à la publication d’un livre ; j’ai autopublié mes deux derniers livres avec ma propre maison d’édition nommée LIDO. Je suis également professeur associé de photographie à l’université de Plymouth.
Je dois citer Jem Southam, dont j’ai eu la chance de suivre le master avant qu’il ne se retire de l’enseignement. Ses belles images silencieuses, imprégnées de couches d’expérience et de compréhension, ont été déterminantes durant la préparation de mon diplôme de photographie documentaire à Newport, au Pays de Galles.
Fisheye : Ton ouvrage The Island est né en réaction au Brexit, quelle a été la genèse exacte ?
La genèse de ce projet était un intérêt pour une petite île au large du Dorset, nommée Portland Island. Là-bas, j’allais étudier la relation de l’Angleterre avec l’Europe, avant le Brexit. Cela n’a jamais vraiment abouti, mais c’est ainsi que m’est venu le titre, The Island. Et lorsque nous avons voté pour quitter l’Europe plusieurs années plus tard, j’ai décidé de faire une œuvre poétique, plus personnelle. La lourdeur que j’ai ressentie lors du vote pour la sortie de l’Europe a réveillé mon imagination. La réalisation du projet est également liée à ma jeunesse et à mes souvenirs, que j’ai explicité dans le texte, situé au début du livre.
J’aime décrire la réalisation d’un projet comme la découverte et l’assemblage des pièces d’un puzzle métaphorique.
Oui, c’est avec métaphores que tu abordes un sujet complexe…
Je vis sur une île, et bien que le livre s’intitule The Island, il ne s’agit pas d’une représentation littérale des îles britanniques, j’apporte ici une vision subjective du lieu.
Je ne décrirais pas mon travail comme étant une arme, mais The Island est peut-être le projet le plus politiquement conscient. À certains moments du débat sur le Brexit, même nos politicien·nes semblaient négliger l’idée que nous vivons sur une île ou encore l’importance de nos ports par rapport au commerce avec l’UE et le reste du monde. Par exemple, en 2018, le vice-premier ministre du Royaume-Uni Dominic Raab « n’avait pas tout à fait compris » à quel point le commerce de marchandises du Royaume-Uni dépendait de la traversée Douvres-Calais. Comme s’il avait oublié que nous vivions sur une île, cela en dit long sur un certain type de mentalité en Grande-Bretagne…
Tu as réalisé les images de The Island alors que tu étais dans un état de tristesse, de colère et de nostalgie, comment te sens-tu aujourd’hui, lorsque tu parcours ce livre ?
Il m’est difficile de décrire objectivement ce que je ressens en regardant ce que j’ai créé. Je suis très satisfait de la conception et de la réalisation de l’œuvre par Tom Booth Woodger, je pense qu’il a fait un excellent travail. Je suppose que les trois émotions s’appliquent toujours, je suis toujours triste et en colère, mais je me sens aussi nostalgique de mon passé et de la création de ces images. Le fait que le livre ait été bien accueilli, que certaines personnes trouvent une inspiration ou un lien grâce à mes productions est une belle leçon d’humilité. Daisy, que j’ai photographiée pour le projet, m’a dit que le concept de The Island était d’autant plus pertinent aujourd’hui, depuis les premières sessions de travail autour de l’ouvrage.
Pourquoi avoir choisi de travailler ce sujet sur un temps long et majoritairement avec des jeunes ?
Prendre le temps me permet de donner un sens à ce que j’essaie de visualiser et de réfléchir au travail déjà réalisé. Je ne photographiais que pendant les mois d’hiver, cela a ralenti le processus.
J’ai choisi de photographier spécifiquement des jeunes, car ceux sont elles et eux qui seront les plus affecté·es par le vote en faveur de la sortie de l’Europe. Ce sont les plus ancien·nes qui, en majorité ont voté pour la sortie, sur la base de préjugés, d’informations erronées et d’une vision idéalisée de ce qu’iels percevaient de l’Angleterre…
Il n’y a pas eu que l’île et ses habitant·es qui t’inspirent, il y a le cinéma aussi…
J’aime la photographie et collectionner les livres, mais je n’ai pas tendance à m’inspirer de la photographie, c’est plutôt la littérature, la peinture et le cinéma qui m’inspirent. Je me suis inspiré de nombreux films, des films d’horreur italiens des années 1970 aux films américains sur le passage à l’âge adulte, comme Stand by Me. Je dois aussi mentionner Wings of Desire, de Wim Wenders, la série de téléfilms Dekalog de Krzysztof Kieślowski et enfin, Night of the Hunter de Charles Laughton.
Il règne, dans cet ouvrage, une atmosphère particulière, un mot à ce sujet ?
Cela fait longtemps – près de 25 ans – que j’envisage de faire un travail autour de la notion de « dimanche ». Concrètement, je prends occasionnellement des photos, sans m’y attacher vraiment. J’ai ressenti mes premiers dimanches d’hiver en grandissant dans les Midlands. Il semblait toujours avoir une atmosphère spéciale, très calme, et grise. En fait, le chanteur Morrissey l’a exprimé dans sa chanson « Every day is like Sunday » (Chaque jour est comme un dimanche), « chaque jour est silencieux et gris ». J’ai donc pris ce sentiment et ces années de réflexion, et j’ai imprégné The Island de ce ressenti.
Peux-tu t’arrêter un instant sur cette image, représentant un grillage ?
Je pense qu’il s’agit d’une image discrète qui semblerait inoffensive à la lumière du jour. La nuit et l’obscurité ont transformé ce simple portail en quelque chose de bien plus sinistre. Je pourrais imaginer quelqu’un se tenant dans l’obscurité et me regardant en retour. La porte, en tant que métaphore, évoque les frontières, de lieu comme entre les espaces privé et public. Cette image me rappelle aussi du passé et de mon histoire personnelle. Je me souviens d’un portail similaire et d’un chemin en béton qui menait à la maison HLM de mes grands-parents, construite dans les années 1930.
The Island, LIDO Books, 84 pages, 27 €.