À l’Abbaye de Jumièges, le Liban se raconte pour guérir

02 août 2022   •  
Écrit par Ana Corderot
À l'Abbaye de Jumièges, le Liban se raconte pour guérir

Dans le cadre de ses actions de coopération avec le Liban, la région de la Seine-Maritime inaugure une saison dédiée à l’art libanais. Nichée dans le Logis abbatial de l’Abbaye de Jumièges, l’exposition Au bord du monde, vivent nos vertiges réunit seize photographes et vidéastes d’origine libanaise. Un projet intense, nous emmenant au cœur d’un pays éreinté, qui, bon gré mal gré, persiste à se relever.

Alors qu’au mois de juillet, les métropoles se vident peu à peu de leur brouhaha incessant, l’Abbaye de Jumièges tient en tout temps un calme constant. Haut lieu du patrimoine culturel régional et site chargé de romantisme, Jumièges accueille depuis plusieurs années des évènements tournés vers la photographie et l’art contemporain. C’est en contrepoint de l’exposition in situ A Roof of Silence, signée par l’architecte libanaise de renom, Hala Warde, que l’exposition Au bord du monde, vivent nos vertiges a ouvert ses portes, après deux ans d’élaboration, le 9 juillet dernier dans son Logis abbatial.

Tout commence fin 2020, lorsque le tumulte des explosions du 4 août à Beyrouth retentit encore et que l’idée d’une saison libanaise émerge au sein du département culturel de la Seine-Maritime. Engagé depuis plusieurs années dans des actions de coopération décentralisée au Liban, le département, sous l’impulsion de Sandra Prédine-Ballerie − directrice de la culture et du patrimoine − décide alors de confier le commissariat d’une exposition collective libanaise à Laure d’Hauteville, conseillère en art, ancienne journaliste culturelle et active depuis 1991 sur la scène artistique entre la France et le Moyen-Orient. Peu de temps après, elle fait elle-même appel à Clémence Cottard Hachem, chercheuse et historienne en photographie, pour la rejoindre sur le projet.

Réunies sous un amour et une expertise commune du pays du cèdre, elles entament une sélection de seize photographes contemporain·e·s libanais·e·s aux générations et univers divergents. « Nous ne voulions pas d’une exposition “reportage”, mais quelque chose de tout à fait différent de ce qui est ordinairement proposé. Un événement interrogeant les notions de représentation, de narration et de sublimation dans un contexte d’effondrement. Démontrer comment aujourd’hui, grâce aux artistes contemporains, on peut parler de pratiques photographiques au Liban », explique Laure d’Hauteville. Divisée en trois parties « Géographies liquides », « Passerelles temporelles » et « Chants de visions », l’exposition, dialoguant avec la collection lapidaire de l’Abbaye, parcourt les écritures et imaginaires visuels de Valérie Cachard, Gregory Buchakjian, Tanya Traboulsi, Roger Moukarzel, Rami El Sabbagh, Paul Gorra, Nasri Sayegh, Lara Tabet, Laetitia Hakim, Tarek Haddad, Joana Hadjithomas, Kalil Joreige, Joanna Andraos, Jack Dabaghian, Gilbert Hage et Caroline Tabet.

Ouyoune Al Simane, 2019 © Paul Gorra

Ouyoune Al Simane, 2019 © Paul Gorra

Poésie du désenchantement

Lorsque l’on pénètre dans l’enceinte du Logis abbatial, c’est toute une itinérance de l’intime et du personnel qui s’offre à nous. Dès la partie introductive − « Géographies liquides » − on comprend que le territoire libanais se lira à travers les sensibilités mouvantes des photographes. Afin de parfaire la symbolique de l’intériorité, le début de l’exposition se focalise sur l’eau, dans toutes ses acceptions, aussi bien littérales que métaphoriques. « La question de l’eau est centrale pour nous. C’est une très grande richesse au Liban. C’est aussi la métaphore de l’état de l’eau, la question d’un territoire en flottement, qui se cristallise, qui s’évapore », explique Laure d’Hauteville. Ainsi, dans la salle des Énervés de Jumièges − mythe fondateur de l’Abbaye − trône l’accrochage photographique de l’artiste biologiste et biochimiste Lara Tabet : The River. Une œuvre dénonçant les défaillances et la corruption du gouvernement libanais, présentant les bactéries se trouvant dans l’unique cours d’eau de la ville, Nahr Beyrout.

Après s’être plongé dans les eaux troubles bordant la capitale libanaise, on croise, entre autres, la fresque photographique de Laetitia Hakim et Tarek Haddad. Baptisée A Stretch of Water, l’œuvre nous présente une vue de l’horizon de la mer Méditerranée qui a été imprimée sur un support en tissu, lui-même étiré jusqu’à son point de rupture. Ici, l’eau n’appartient plus à la rivière polluée, mais devient celle qui sépare et brise les amants de l’exil. Une salle plus loin, l’image de larmes nous bouleverse, dans l’Anatomie des sentiments de la psychanalyste et photographe Joanna Andraos. Pour cette série, l’artiste pluridisciplinaire a récupéré les mouchoirs humidifiés par les pleurs de sa patientèle, qu’elle a ensuite sublimés à travers des clichés aux teintes texturées.

Au fil de notre déambulation, l’onirisme des œuvres nous emporte sur son passage, et telle une « Passerelle temporelle » qu’on aurait empruntée, on se retrouve un étage au-dessus face aux récits de la mémoire fragmentée du pays. Très vite, le réel se mêle aux chimères, avec notamment la vidéo déroutante de Valérie Cachard & Gregory Buchakjian, L’Agenda 79. Le présent se brise ensuite dans les morceaux de verres issus de l’explosion, immortalisés par Roger Moukarzel. Enfin, ce temps douloureux laisse place à des projections salutaires ou catastrophiques, réunies dans les « Chants de vision », troisième et dernière partie de l’exposition. Oscillant entre peurs et désillusion, mirages et réalité désastreuse, Au bord du monde, vivent nos vertiges évoque l’ébranlement du Liban. Néanmoins, elle est aussi et surtout le témoin d’une création féconde et salvatrice de la scène artistique libanaise.

The River, Bactéries sur celluloïd, numérisé et tiré sur textile, 2018 © Lara TabetAnatomie des Sentiments, 2022 © Joanna Andraos

à g. Bactéries sur celluloïd, numérisé et tiré sur textile, 2018 © Lara Tabet, à d. Anatomie des Sentiments, 2022 © Joanna Andraos

Plonger dans le déclin pour renaître

« Ce qui ressort dans l’ensemble des travaux, c’est l’expression d’une situation dramatique, vécue intimement et expérimentée aussi dans leur rapport à la géographie, l’économie, la société. La manière dont ils le traduisent dans leur production artistique est marquante. La créativité reste très vivante, c’est presque une pulsion de vie »

, affirme Sandra Prédine-Ballerie. Car bien qu’ils soient distincts, tous les projets de l’exposition traitent en filigrane d’un besoin vital de renouveau. Comme enfermé·e·s dans une situation suffocante, chaque artiste persiste à croire en un lendemain radieux. Si La mort du cèdre, de Jack Dabaghian évoque un avenir déroutant pour l’écosystème libanais, son procédé artistique à la chambre photographique − datant du 19e siècle−, redonne, l’espace du temps de pause, vie aux terres de la réserve naturelle de Maasser. Et c’est d’ailleurs sur ces mêmes terres arides que poussent chaque année les tulipes immortelles capturées par Gilbert Hage.

Ainsi, tel un chœur d’opéra, les œuvres des artistes se répondent et s’assemblent à l’unisson. Comme porté·e·s par un élan de création collective, les photographes de l’exposition semblent accepter l’idée d’un passé commun empreint de troubles et de peurs structurelles. Une solidarité émerge alors et une lueur d’espoir scintille. Ensemble, iels reconstruisent un pays anéanti, d’où gisent les débris d’années de violence. Et malgré un ciel assombri, le soleil d’un nouveau jour qui sonnera l’accalmie parvient à se lever. « Si je devais choisir un mot pour définir l’exposition, il serait accompagné toutefois d’un point d’interrogation. Ce serait, je crois : Guérir ? », conclut Laure d’Hauteville.

La mort du cèdre, Maasser El Chouf, 2021 © Jack Dabaghian

La mort du cèdre, Maasser El Chouf, 2021 © Jack Dabaghian

© Gilbert Hage© Gilbert Hage

© Gilbert Hage

Série Pièces, 2021 © Roger Moukarzel

Série Pièces, 2021 © Roger Moukarzel

Beirut Recurring Dreams, 2021 © Tanya Traboulsi

Beirut Recurring Dreams, 2021 © Tanya Traboulsi

Vies Intérieures-Antérieures III, 2020 © Caroline TabetVies Intérieures-Antérieures III, 2020 © Caroline Tabet

Vies Intérieures-Antérieures III, 2020 © Caroline Tabet

© Rami el SabbaghExtraits d’Agenda 1979, Durée 20 min, 2021 © Valérie Cachard & Gregory Buchakjian

à g. © Rami el Sabbagh , à d. Extraits d’Agenda 1979, 2021 © Valérie Cachard & Gregory Buchakjian

Stèle(s)-Paysages Exquis,2020 © Nasri Sayegh

Stèle(s)-Paysages Exquis,2020 © Nasri Sayegh

Image d’ouverture © Nasri Sayegh

Explorez
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
© Aletheia Casey
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
À travers A Lost Place, Aletheia Casey matérialise des souvenirs traumatiques avec émotion. Résultant de cinq années de travail...
21 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Année de la mer : 16 séries photographiques qui vous immergent au cœur du monde marin
© Stephanie O'Connor
Année de la mer : 16 séries photographiques qui vous immergent au cœur du monde marin
En 2025, la France célèbre la mer dans l’objectif de sensibiliser les populations aux enjeux qui découlent de ces territoires. À...
19 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Pierre Rahier capture sa vallée et sa famille dans un mutisme tendre
© Pierre Rahier. Le silence de la vallée
Pierre Rahier capture sa vallée et sa famille dans un mutisme tendre
Depuis près de dix ans, à travers sa série Le Silence de la vallée, Pierre Rahier documente son environnement familial dans une vallée...
18 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Jeu de Paume : Paysages mouvants, terrain de nos récits personnels et collectifs
The Scylla/Charybdis Temporal Rift Paradox 2025. Installation : soieries, bras robotisé, vidéo, lumières leds et Uvs (détail). © Mounir Ayache
Jeu de Paume : Paysages mouvants, terrain de nos récits personnels et collectifs
Jusqu’au 23 mars 2025, le Jeu de Paume accueille la deuxième édition de son festival dédié aux images contemporaines : Paysages mouvants....
11 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
Kara Hayward dans Moonrise Kingdom (2012), image tirée du film © DR
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
L'univers de Wes Anderson s'apparente à une galerie d'images où chaque plan pourrait figurer dans une exposition. Cela tombe à pic : du...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Cassandre Thomas
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
© Aletheia Casey
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
À travers A Lost Place, Aletheia Casey matérialise des souvenirs traumatiques avec émotion. Résultant de cinq années de travail...
21 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Javier Ruiz au rythme de Chungking
© Javier Ruiz
Javier Ruiz au rythme de Chungking
Avec sa série Hong Kong, Javier Ruiz dresse le portrait d’une ville faite d’oxymores. Naviguant à travers le Chungking Mansions et les...
21 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
© Karim Kal
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
Le photographe franco-algérien Karim Kal a remporté le prix HCB 2023 pour son projet Haute Kabylie. Son exposition Mons Ferratus sera...
20 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina