Dans le cadre de ses actions de coopération avec le Liban, la région de la Seine-Maritime inaugure une saison dédiée à l’art libanais. Nichée dans le Logis abbatial de l’Abbaye de Jumièges, l’exposition Au bord du monde, vivent nos vertiges réunit seize photographes et vidéastes d’origine libanaise. Un projet intense, nous emmenant au cœur d’un pays éreinté, qui, bon gré mal gré, persiste à se relever.
Alors qu’au mois de juillet, les métropoles se vident peu à peu de leur brouhaha incessant, l’Abbaye de Jumièges tient en tout temps un calme constant. Haut lieu du patrimoine culturel régional et site chargé de romantisme, Jumièges accueille depuis plusieurs années des évènements tournés vers la photographie et l’art contemporain. C’est en contrepoint de l’exposition in situ A Roof of Silence, signée par l’architecte libanaise de renom, Hala Warde, que l’exposition Au bord du monde, vivent nos vertiges a ouvert ses portes, après deux ans d’élaboration, le 9 juillet dernier dans son Logis abbatial.
Tout commence fin 2020, lorsque le tumulte des explosions du 4 août à Beyrouth retentit encore et que l’idée d’une saison libanaise émerge au sein du département culturel de la Seine-Maritime. Engagé depuis plusieurs années dans des actions de coopération décentralisée au Liban, le département, sous l’impulsion de Sandra Prédine-Ballerie − directrice de la culture et du patrimoine − décide alors de confier le commissariat d’une exposition collective libanaise à Laure d’Hauteville, conseillère en art, ancienne journaliste culturelle et active depuis 1991 sur la scène artistique entre la France et le Moyen-Orient. Peu de temps après, elle fait elle-même appel à Clémence Cottard Hachem, chercheuse et historienne en photographie, pour la rejoindre sur le projet.
Réunies sous un amour et une expertise commune du pays du cèdre, elles entament une sélection de seize photographes contemporain·e·s libanais·e·s aux générations et univers divergents. « Nous ne voulions pas d’une exposition “reportage”, mais quelque chose de tout à fait différent de ce qui est ordinairement proposé. Un événement interrogeant les notions de représentation, de narration et de sublimation dans un contexte d’effondrement. Démontrer comment aujourd’hui, grâce aux artistes contemporains, on peut parler de pratiques photographiques au Liban », explique Laure d’Hauteville. Divisée en trois parties « Géographies liquides », « Passerelles temporelles » et « Chants de visions », l’exposition, dialoguant avec la collection lapidaire de l’Abbaye, parcourt les écritures et imaginaires visuels de Valérie Cachard, Gregory Buchakjian, Tanya Traboulsi, Roger Moukarzel, Rami El Sabbagh, Paul Gorra, Nasri Sayegh, Lara Tabet, Laetitia Hakim, Tarek Haddad, Joana Hadjithomas, Kalil Joreige, Joanna Andraos, Jack Dabaghian, Gilbert Hage et Caroline Tabet.
Ouyoune Al Simane, 2019 © Paul Gorra
Poésie du désenchantement
Lorsque l’on pénètre dans l’enceinte du Logis abbatial, c’est toute une itinérance de l’intime et du personnel qui s’offre à nous. Dès la partie introductive − « Géographies liquides » − on comprend que le territoire libanais se lira à travers les sensibilités mouvantes des photographes. Afin de parfaire la symbolique de l’intériorité, le début de l’exposition se focalise sur l’eau, dans toutes ses acceptions, aussi bien littérales que métaphoriques. « La question de l’eau est centrale pour nous. C’est une très grande richesse au Liban. C’est aussi la métaphore de l’état de l’eau, la question d’un territoire en flottement, qui se cristallise, qui s’évapore », explique Laure d’Hauteville. Ainsi, dans la salle des Énervés de Jumièges − mythe fondateur de l’Abbaye − trône l’accrochage photographique de l’artiste biologiste et biochimiste Lara Tabet : The River. Une œuvre dénonçant les défaillances et la corruption du gouvernement libanais, présentant les bactéries se trouvant dans l’unique cours d’eau de la ville, Nahr Beyrout.
Après s’être plongé dans les eaux troubles bordant la capitale libanaise, on croise, entre autres, la fresque photographique de Laetitia Hakim et Tarek Haddad. Baptisée A Stretch of Water, l’œuvre nous présente une vue de l’horizon de la mer Méditerranée qui a été imprimée sur un support en tissu, lui-même étiré jusqu’à son point de rupture. Ici, l’eau n’appartient plus à la rivière polluée, mais devient celle qui sépare et brise les amants de l’exil. Une salle plus loin, l’image de larmes nous bouleverse, dans l’Anatomie des sentiments de la psychanalyste et photographe Joanna Andraos. Pour cette série, l’artiste pluridisciplinaire a récupéré les mouchoirs humidifiés par les pleurs de sa patientèle, qu’elle a ensuite sublimés à travers des clichés aux teintes texturées.
Au fil de notre déambulation, l’onirisme des œuvres nous emporte sur son passage, et telle une « Passerelle temporelle » qu’on aurait empruntée, on se retrouve un étage au-dessus face aux récits de la mémoire fragmentée du pays. Très vite, le réel se mêle aux chimères, avec notamment la vidéo déroutante de Valérie Cachard & Gregory Buchakjian, L’Agenda 79. Le présent se brise ensuite dans les morceaux de verres issus de l’explosion, immortalisés par Roger Moukarzel. Enfin, ce temps douloureux laisse place à des projections salutaires ou catastrophiques, réunies dans les « Chants de vision », troisième et dernière partie de l’exposition. Oscillant entre peurs et désillusion, mirages et réalité désastreuse, Au bord du monde, vivent nos vertiges évoque l’ébranlement du Liban. Néanmoins, elle est aussi et surtout le témoin d’une création féconde et salvatrice de la scène artistique libanaise.
à g. Bactéries sur celluloïd, numérisé et tiré sur textile, 2018 © Lara Tabet, à d. Anatomie des Sentiments, 2022 © Joanna Andraos
Plonger dans le déclin pour renaître
« Ce qui ressort dans l’ensemble des travaux, c’est l’expression d’une situation dramatique, vécue intimement et expérimentée aussi dans leur rapport à la géographie, l’économie, la société. La manière dont ils le traduisent dans leur production artistique est marquante. La créativité reste très vivante, c’est presque une pulsion de vie »
, affirme Sandra Prédine-Ballerie. Car bien qu’ils soient distincts, tous les projets de l’exposition traitent en filigrane d’un besoin vital de renouveau. Comme enfermé·e·s dans une situation suffocante, chaque artiste persiste à croire en un lendemain radieux. Si La mort du cèdre, de Jack Dabaghian évoque un avenir déroutant pour l’écosystème libanais, son procédé artistique à la chambre photographique − datant du 19e siècle−, redonne, l’espace du temps de pause, vie aux terres de la réserve naturelle de Maasser. Et c’est d’ailleurs sur ces mêmes terres arides que poussent chaque année les tulipes immortelles capturées par Gilbert Hage.
Ainsi, tel un chœur d’opéra, les œuvres des artistes se répondent et s’assemblent à l’unisson. Comme porté·e·s par un élan de création collective, les photographes de l’exposition semblent accepter l’idée d’un passé commun empreint de troubles et de peurs structurelles. Une solidarité émerge alors et une lueur d’espoir scintille. Ensemble, iels reconstruisent un pays anéanti, d’où gisent les débris d’années de violence. Et malgré un ciel assombri, le soleil d’un nouveau jour qui sonnera l’accalmie parvient à se lever. « Si je devais choisir un mot pour définir l’exposition, il serait accompagné toutefois d’un point d’interrogation. Ce serait, je crois : Guérir ? », conclut Laure d’Hauteville.
La mort du cèdre, Maasser El Chouf, 2021 © Jack Dabaghian
© Gilbert Hage
Série Pièces, 2021 © Roger Moukarzel
Beirut Recurring Dreams, 2021 © Tanya Traboulsi
Vies Intérieures-Antérieures III, 2020 © Caroline Tabet
à g. © Rami el Sabbagh , à d. Extraits d’Agenda 1979, 2021 © Valérie Cachard & Gregory Buchakjian
Stèle(s)-Paysages Exquis,2020 © Nasri Sayegh
Image d’ouverture © Nasri Sayegh