« Exposé·es » : manières d’être pudique (ce que l’art fait au sida)

15 mars 2023   •  
Écrit par Milena III
« Exposé·es » : manières d’être pudique (ce que l’art fait au sida)

Jusqu’au 14 mai prochain, le Palais de Tokyo accueille une exposition monumentale et puissante qui retrace les liens entre art et activisme dans l’histoire de l’épidémie du sida. Si tous les arts y sont convoqués, Exposé·es fait la part belle à la photographie.

« Le point commun des photographes réuni·es pour Exposé·es ? Un certain rapport à la pudeur quand il s’agit de représenter et de se demander comment on illustre les émotions en photographie – et notamment celles liées à l’épidémie. Les artistes accueilli·es ne se répètent pas, chacun·e a sa manière de faire », annonce François Piron, commissaire de l’exposition. De disciplines en disciplines et d’époque en époque, les pratiques diffèrent, mais les œuvres témoignent d’une interrogation semblable de la part des artistes : quel impact le sida a-t-il eu sur leur travail artistique ?

Le livre d’Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle (2017) s’est imposé comme point de départ pour penser l’articulation de l’exposition : l’historienne et critique d’art y revisite, avec sa mémoire de témoin, les liens entre art et activisme au cours des « années sida » en France et aux États-Unis. Choisie comme conseillère scientifique, elle aura permis de trouver le ton juste et la délicatesse nécessaires à une telle entreprise. À l’origine de cette grande fête de tous les arts – qui n’a rien d’une commémoration –, il y a l’envie de parler de singularités d’approches, de faire appel aux personnes affectées, à des témoins de l’épidémie, et de penser ce sujet de société de manière poreuse et intersectionnelle, sans inviter de « panels représentatifs », selon les mots du commissaire. Mais on retrouve aussi le désir de désacraliser la question de l’œuvre d’art et de sa préciosité – en interrogeant, notamment, les artistes sur leurs inspirations.

© Hervé Guibert / Courtesy of Palais de Tokyo

© Hervé Guibert / Courtesy of Palais de Tokyo

Présenter sans représentation

Parmi les photographes exposé·es, Moyra Davey et Hervé Guibert ouvrent le bal. Cette curatrice active dans les années 1980 avait organisé la première exposition new-yorkaise dédiée à Hervé Guibert – moins connu pour son travail photographique que pour ses écrits. « Je me suis dit qu’il serait intéressant d’avoir une perspective qui puisse reconsidérer son œuvre selon un point de vue qui ne soit pas français, raconte François Piron. Ici, on a une certaine idée de  cet artiste : il a représenté le premier visage marqué par la maladie. Je voulais pouvoir aborder cette figure et son héritage un peu autrement. » En face des photographies de Hervé Guibert, Moyra Davey partage quant à elle une série qui pastiche son travail, mêlant vie intime et littérature. Un geste qui lui permet d’évoquer la crise actuelle des opioïdes aux États-Unis et les manquements gouvernementaux qui y sont liés – écho dramatique à la crise du sida. Non loin de là, on découvre ensuite les travaux de Régis Samba-Kounzi et Julien Devemy, qui se sont occupés de la commission Nord/Sud de Act up chargée de faire le lien entre les associations de pays africains francophones et celles de Paris dans les années 2000. Les personnes photographiées par Régis Samba-Kounzi – toutes de dos – sont des activistes, qui prennent le risque de s’exposer au danger. « Il y a une grande pudeur qui m’a beaucoup séduit dans ce travail, car au-delà de l’information, on découvre une attitude, une esthétique et une proximité avec le modèle, ainsi qu’une grande douceur », raconte François Piron. Si Julien Devemy et Régis Samba-Kounzi se sont d’abord rencontrés dans la militance, ils se sont ensuite mariés, faisant de l’activisme une affaire de famille. C’est pourquoi, sur les bannières de Julien Devemy suspendues au plafond et faites à partir de tissus des banderolles pour Act Up, ce contexte familial est reconstitué – un clin d’œil très émouvant.

 « J’ai avant toute chose voulu éviter la question de la représentation, explique François Piron. Les gens sont invité·es pour elleux-mêmes, pour leur singularité, et non pas parce qu’iels représentent les séropositifs des années 1980 ou le continent africain. Nous avons essayé de travailler à ce qu’iels soient correctement représenté·es à chaque fois, pas seulement comme des symboles. » Parmi les images les plus marquantes de l’exposition, un triptyque d’une grande force montre un homme recroquevillé sur lui-même sous la douche, et exalte une tension stupéfiante. Son auteur, Georges Tony Stoll, artiste français séropositif depuis les années 1980, replonge dans la violence, le désespoir et la colère des années où il a appris sa condamnation à mort.

Dans chacune des séries exposées, l’absence revient constamment. Santu Mofokeng, par exemple, capture des images de foyers gérés par des enfants dans des townships en Afrique du Sud, car leurs parents, atteint·es du sida, ont disparu. Son travail souligne l’ampleur des problèmes d’acceptation sociale et politique en raison d’un gouvernement qui aura tardé à reconnaître l’épidémie et les problèmes de soin liés à la pauvreté. Dans ces intérieurs presque désertés, seuls résonnent la perte et le manque.© Régis Samba-Kounzi / Courtesy of Palais de Tokyo

© Régis Samba-Kounzi / Courtesy of Palais de Tokyo

Un accès à la beauté

Pourtant, malgré la douleur, certaines séries photographiques de Exposé·es se démarquent, placées sous le signe de l’amitié. Salvatrice face à la violence de l’épidémie, cette dernière a également joué un rôle dans le travail de mémoire lié aux victimes du sida. Parmi les œuvres accrochées, le travail de Nan Goldin retrace la fulgurance de la maladie chez Gilles Dusein, son ami galeriste et figure d’une histoire parisienne importante, décédé en 1994. « C’était essentiel pour moi que Nan Goldin soit présentée dans cette exposition, poursuit le commissaire. Parce qu’elle est une des artistes les plus assidues à documenter une communauté affectée par le sida, mais aussi parce que cette série raconte un personnage dont il faut se souvenir. C’est Gilles Dusein qui a montré Nan Goldin et bien d’autres artistes pour la première fois à Paris ; c’est aussi quelqu’un qui a fait communauté avec ces artistes. »

Engagée, Exposé·es met en scène la tension entre l’art militant et les institutions, responsables en grande partie de la mise à l’écart du sujet du sida. Suivant la logique contraire, l’événement offre avant tout aux artistes un espace pour la circulation de la parole et des désirs. Dans chacune des salles parcourues, une image de vulve revient d’ailleurs, comme pour manifester cette volonté de circulation. Un écho à l’artiste Zoe Leonard qui avait, en 1992 à la Documenta de Cassel en Allemagne, réalisé une performance au cœur de laquelle elle avait décroché plusieurs photographies d’hommes et les avait remplacées par dix-neuf photographies des sexes féminins de ses ami·es. Un acte on ne peut plus intime et subversif, résonnant fortement avec le propos de l’exposition. Car ce que l’art permet face à la violence du sida et de la marginalisation, c’est un accès à la mémoire des grand·es oublié·es de l’Histoire. Et surtout, un accès à la beauté, à la liberté d’inventer sa vie comme on le souhaite, malgré la maladie, malgré la mort, malgré la vie.

© Georges Tony Stoll / Courtesy of Palais de Tokyo© Georges Tony Stoll / Courtesy of Palais de Tokyo

© Georges Tony Stoll / Courtesy of Palais de Tokyo

© Georges Tony Stoll / Courtesy of Palais de Tokyo

© Moyra Davey / Courtesy of Palais de Tokyo

© Moyra Davey / Courtesy of Palais de Tokyo

© Santu Mofokeng / Courtesy of Palais dee Tokyo

© Santu Mofokeng / Courtesy of Palais de Tokyo

© Nan Goldin / Courtesy of Palais de Tokyo

© Nan Goldin / Courtesy of Palais de Tokyo

Explorez
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
Bendy, 2019. Pinault Collection. © Deana Lawson / courtesy de l’artiste et de David Kordansky Gallery
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
Les expositions photographiques se comptent par dizaines, en France comme à l’étranger. Les artistes présentent autant d’écritures que de...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Photo London 2025 : héritage photographique et nouveaux récits
© Sebastiao Salgado
Photo London 2025 : héritage photographique et nouveaux récits
Photo London 2025 célèbre sa dixième édition du 15 au 18 mai à Somerset House, avec un programme anniversaire mettant à l’honneur la...
14 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
L'exposition Benzine Cyprine victime de vandalisme
Le compromis, de la série Benzine Cyprine © Kamille Lévêque Jégo
L’exposition Benzine Cyprine victime de vandalisme
Les expositions présentant le travail de femmes photographes et traitant de sujets liés au féminisme et à l’égalité des genres sont...
12 mai 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Dans l'œil de Marivan Martins : portrait de la surconsommation
Black Friday © Marivan Martins
Dans l’œil de Marivan Martins : portrait de la surconsommation
Aujourd’hui, plongée dans l’œil de Marivan Martins, photographe brésilien, installé à Paris, dont le livre autoédité Black Friday est...
12 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
Bendy, 2019. Pinault Collection. © Deana Lawson / courtesy de l’artiste et de David Kordansky Gallery
Les expositions photo à ne pas manquer en 2025
Les expositions photographiques se comptent par dizaines, en France comme à l’étranger. Les artistes présentent autant d’écritures que de...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Photo London 2025 : héritage photographique et nouveaux récits
© Sebastiao Salgado
Photo London 2025 : héritage photographique et nouveaux récits
Photo London 2025 célèbre sa dixième édition du 15 au 18 mai à Somerset House, avec un programme anniversaire mettant à l’honneur la...
14 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Festival de Cannes : 22 séries photo qui mettent le cinéma à l’honneur
Un calendrier situé à l'extérieur du bureau du lieutenant indique le nombre de jours écoulés depuis le dernier meurtre © Theo Wenner
Festival de Cannes : 22 séries photo qui mettent le cinéma à l’honneur
À l’occasion de la 78e édition du Festival de Cannes, qui commence ce mardi 13 mai, la rédaction de Fisheye met le cinéma à...
13 mai 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
La sélection Instagram #506 : avec la légèreté d'une plume
© Oana Stoian / Instagram
La sélection Instagram #506 : avec la légèreté d’une plume
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine saisissent un instant, un moment suspendu dans l’air, une respiration, une...
13 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger