Politique ou photographique, le pouvoir est dans la rue à Bangkok. C’est là que s’est déroulée la sanglante émeute de 2010 contre le gouvernement. C’est aussi du bitume qu’a poussé une audacieuse génération de street photographers qui prennent la ville comme un terrain de jeux, tout en défiant la junte au pouvoir. Cet article, rédigé par Stéphane Damant, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Qu’elle soit vue de haut, d’un toit-terrasse ; ou à bord d’un bateau-bus sur le Chao Phraya, le fleuve qui traverse Bangkok ; ou encore en surplombant ses embouteillages dans le métro aérien BTS ; ou enfin en étant déboussolés au milieu d’un carrefour qui absorbe et recrache tout le flux de scooters et voitures d’Asie, la capitale thaïlandaise fait se heurter différents mondes. Ses ruelles calmes et arborées serpentent entre les immeubles aux façades modernes miroitées. Et la frontière entre espaces publics et privés est si poreuse qu’on a parfois l’impression d’entrer directement dans l’intimité des familles. Une vie de rue dense, aux brusques changements de vitesse, bondée mais ondulante, à laquelle il faut ajouter les inévitables étals de street food qui plantent le décor – décibels et chaleur en prime – dans lequel a mûri depuis dix ans une audacieuse génération de street photographers.
Akkara Naktamna, concepteur de logiciel à la dégaine d’éternel adolescent, devient l’un des précurseurs de ce mouvement informel lorsqu’il cofonde le site Street Photo Thailand en 2008. La plateforme va rallier les arpenteurs des rues de Bangkok – comme Tavepong Pratoomwong, Rammy Narula ou encore Jutharat Pinyodoonyachet – parmi la vingtaine de photographes qui composent la communauté. Ces derniers donneront une vision dépoussiérée de la ville à un public plus habitué à la belle image du Palais Royal et du Wat Pho (un des plus anciens temples bouddhistes de Bangkok) qu’à l’esprit ludique de la street photography. Ce mouvement en pleine effervescence sera reconnu à l’international à la faveur de festivals et de workshops, de Miami à Singapour en passant par les villes allemandes, entraînant au passage des jeunes photographes de plus en plus désireux d’y adhérer. Mais pourquoi ce désir ? Pourquoi cet élan, ici et maintenant ? Pour Zhuang Wubin, photographe, chercheur et auteur de Photography in Southeast Asia: A Survey, Street Photo Thailand « fait partie d’un développement régional rendu possible par deux évolutions parallèles : de meilleurs appareils photo, moins chers et plus petits, et l’émergence d’Instagram et de Facebook pour diffuser les travaux ».
L’art de vivre à la thaïe : simplicité et légèreté
La capitale a connu dans le même temps une rapide expansion des évènements et des lieux dédiés aux arts visuels comme le Photo Bangkok Festival, ainsi que des galeries : de la classique Serindia Gallery au Jam, un spot alternatif qui fait office de club, bar et espace d’exposition… Manit Sriwanichpoom, alias Mister Pink – en référence à sa série Pink Man où le parrain de la photographie thaïlandaise pose en costard rose fuchsia pour critiquer de manière caustique le consumérisme de son pays –, apporte un supplément d’âme à ces raisons : « La street photography plaît ici parce qu’elle est sanuk ! »
Et le sanuk est une grande affaire thaïe que l’on peut traduire par « amusement ». Ce concept, intraduisible mais faisant partie intégrante de la culture du pays, recouvre aussi l’idée d’un bonheur simple, de plaisir, de gaieté, de légèreté et de détachement. Même face aux épreuves du quotidien. Cet art de vivre made in Thailand a été mis à rude épreuve au début des années 2010, lors des affrontements entre deux composantes de la société thaïe dont nous n’avons retenu que le code couleur. D’un côté, les « chemises jaunes » (couleur du lundi, jour de la naissance du roi) qui rassemblent les tenants du pouvoir, l’élite financière, les professions libérales et intellectuelles de Bangkok. Et de l’autre, les « chemises rouges » (couleur du dimanche) qui regroupent les partisans de l’ex-Premier ministre Thaksin Shinawatra qui fut renversé par un coup d’État militaire en 2006. Lors des violentes confrontations opposant l’armée et les chemises rouges, les nombreuses motos-taxis eurent un rôle politique, devenant le fer de lance de la protestation. Ses troupes, majoritairement issues des classes populaires urbaines et rurales, viennent de la région d’Isan, au nord-est de la Thaïlande, la plus grande, la plus peuplée et la plus pauvre du pays.
Pour Brian Curtin, enseignant et commissaire d’exposition indépendant, « la répression sanglante des manifestations des chemises rouges de 2010 eut pour conséquence une importance accrue de ce que représente la rue dans la conscience thaïe. Il est significatif que les manifestants aient occupé un hub de la consommation à l’intersection de Ratchaprasong, plutôt que l’habituel lieu de contestation à Democracy Monument. » Ces émeutes, qui firent plus de quatre-vingt-dix morts, sont au cœur de la série Whitewash de Harit Srikhao. Dans cette œuvre complexe qui mélange collage, découpage et intervention sur négatifs et tirages, le photographe cherche à comprendre comment le pays a pu en arriver là, faisant se télescoper souvenirs personnels et mémoire collective, images documentaires passées à la moulinette de ses obsessions et fantasmes. Dans sa dernière série, Mt. Meru, Harit Srikhao interroge sur un mode poétique et visionnaire, les prérogatives et représentations du pouvoir royal.
© Harit Srikhao
© Rammy Narula
© Tavepong Pratoomwong
© Tada Hengsapkul
© Jutharat Pinyodoonyachet
L’intégralité de cet article est à retrouver dans Fisheye #29, en kiosque et disponible ici.