Le 24 février dernier marquait le premier anniversaire de l’invasion russe en Ukraine. Avec Topographies II Ukraine – Donbass, une série d’images satellites en noir et blanc à la poésie funeste, Michel Slomka nous conduit à réexaminer les topographies de ce pays sacrifié. Cet article est à retrouver en intégralité dans le Fisheye #58.
« La séduction de l’œil est importante pour captiver le regard. Ces paysages, qui ressemblent à l’épure ou à l’estampe, donnent envie de s’approcher pour les contempler avant d’exiger un effort de lecture pour décrypter l’abstraction. L’esthétique est la première marche d’une réflexion qui ouvre le regard au sujet », affirme Michel Slomka. À première vue, ces clichés ont des airs de tableaux graphiques et texturés, que l’on souhaiterait presque toucher pour en apprécier les moindres reliefs. Pourtant, c’est à des centaines de kilomètres que ces images ont été prises, bien au-delà de toute portée humaine. Et l’horreur qu’elles cristallisent, annihilée par la distance, demeure tout aussi impalpable. Les lignes fragmentées qui interrompent l’harmonie des formes, comme une infinité de plaies inégales, sont en réalité des tranchées, saisies par l’œil mécanique d’un satellite. Nous sommes en Ukraine et la terre donne à voir des fractures qui ne datent pas d’hier. Le nom du pays, rappelle à juste titre notre interlocuteur, signifie « vers la frontière », mais la racine « -kra », issue de l’indo-européen – langue d’il y a trois millénaires et demi avant notre ère, qui a donné naissance à l’essentiel de nos langues européennes et asiatiques contemporaines –, désigne quant à elle une « incision », une « entaille », une « coupure ». Les plus fatalistes y verront sans doute l’expression d’un destin inéluctable qui a imprégné chacune des strates de cette région bordant l’Europe, mais il n’en est rien. « Quand on fait une archéologie du paysage, on fait aussi une archéologie du langage et des images », poursuit l’artiste.
Accéder à un espace opaque
C’est dans le sillage d’un autre projet, commencé en Irak, en 2015, que Michel Slomka a imaginé cette série sur l’Ukraine. À l’époque, il s’intéressait au devenir des femmes et des enfants yézidis – une minorité ethnique endogame victime d’un génocide par Daech, qui souhaitait éradiquer toutes les influences étrangères au groupe qui subsistaient au sein du califat autoproclamé en 2014. Pour mieux observer les villes limitrophes de cette région dans laquelle il ne pouvait se rendre, le photographe s’est appuyé sur des images satellites. « Grâce à elles, on peut non seulement accéder à un espace qui nous semblait opaque, mais également créer un récit à la manière d’un documentaire, faire de l’histoire du temps présent en donnant à voir des choses concrètes. Certaines réalités sont difficilement imaginables, il est nécessaire de les mettre en image d’une manière ou d’une autre. Tout l’enjeu gravite autour de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est caché par certains acteurs et de ce qui peut être contourné », nous explique-t-il. Si les logiciels grand public comme Google Maps ou Google Earth ne proposent pas de vues en temps réel, ils suffisent à témoigner des changements récents d’un territoire. C’est par ce biais qu’il découvrit la province de Deir-ez-Zor, grande ressource pétrolière exploitée par l’État islamique, qui constituera le premier volet de Topographies.
Guerre et cyberguerre
Quelques années plus tard, le 24 février 2022, en proie à une insomnie, Michel Slomka reçoit une notification qui l’informe de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et se renseigne dans la foulée sur la cyberattaque qui l’a précédée. Il se doute alors qu’aucune image ne figurera cette frappe informatique. « L’unique manière dont les médias disposent pour représenter le cyberespace est la photo d’illustration dont il se dégage toujours quelques poncifs : il s’agit d’un hacker, seul dans le noir, face à son écran, avec un sweat à capuche. Cette description n’est pas infondée, mais toute la tendance Anonymous a conforté un certain nombre de clichés visuels qui ne nous aident pas à penser », assure-t-il. Dans la volonté de pallier ce manquement, il s’engage dans « la tentative de production d’un document » qu’il baptisera Topographies II Ukraine – Cyberwarfare. À cette même période, la préparation d’une exposition consacrée à Topographies I – Deir-ez-Zor l’occupe. Ne sachant encore s’il doit se rendre sur place ou non, il se replonge dans les images satellites, « [s]on premier réflexe, bien qu’[il] savai[t] pertinemment qu’elles n’étaient pas actualisées ». En parallèle, il entame quelques recherches pour mieux comprendre en quoi consiste HermeticWiper, le nouveau virus redoutable dont il est question. « Dans un monde où tous les services publics sont numérisés, si tous les sites d’un État souverain s’effondrent soudainement, un phénomène de panique survient, car on a l’impression que plus personne ne répond de rien. Une cyberattaque répand une peur psychologique. Elle est faite pour marquer les esprits et désorganiser la société. Il s’agit d’une véritable opération militaire visant à détruire la confiance d’un peuple en ses représentants », souligne l’auteur de la série. Après avoir pris contact avec des spécialistes en cybersécurité, Michel Slomka établit le protocole qu’il suivra pour le nouveau chapitre de son projet. « Dès le lendemain, je disposais de deux sources : du code et de l’image satellite. Cette dernière allait me permettre d’appuyer le fait que le cyberespace est un réseau soutenu par des infrastructures physiques, des voies de communication, une architecture que l’on peut cibler. Ce n’est pas une guerre qui se mène dans un espace virtuel évanescent, c’est un théâtre d’opérations conventionnel où se jouent différentes tactiques », étaye-t-il. Un ensemble de huit compositions découlera de cette enquête. On peut y reconnaître la ville de Kiev, l’aciérie de Marioupol, la centrale nucléaire de Zaporijjia, ou autant de bâtiments stratégiques que vitaux pour le pays, tous recouverts, à l’image, de lignes de code qui décrivent le fonctionnement et les conséquences de ces malwares sur les machines infectées.
Relisez cet article en intégralité au cœur du dernier numéro de Fisheye Magazine.
© Michel Slomka