Invitée des Rencontres photographiques du Xe, l’artiste et influenceuse aux multiples casquettes Adeline Rapon présente Fanm Fô – femmes fortes en créole – un projet amorcé en 2020, à l’aube du premier confinement. Fruit d’une remise en question personnelle et d’une volonté de renouer avec ses origines, la série est un hommage appuyé à ses racines antillaises, via le prisme féminin. À travers des mises en scène intimistes, elle a recréé des autoportraits modernisés de femmes rencontrés dans des peintures, ou images issues d’archives du 19ème siècle. À la fois documentaire et esthétique, son œuvre se conçoit comme une ode aux femmes créoles, et redonne de la lumière, comme de la douceur aux passés douloureux que l’histoire a tenté d’occulter. Rencontre.
Fisheye : Peux-tu te présenter ?
Adeline Rapon : Je suis d’origine martiniquaise par mon père et née à Paris, où je vis depuis toujours. Je fais partie de la génération Skyblog, où tout le monde postait n’importe quoi, comme une sorte de journal intime en ligne. Très naturellement j’ai moi-même commencé à m’y mettre et à poster des photos prises avec un compact. Rapidement, c’est devenu un blog mode, où je faisais des manipulations sur mes photos, où je me démultipliais, me retouchais… Petit à petit, ça a évolué en blog lifestyle parce que le métier s’est créé. J’ai également suivi une formation de joaillerie. En parallèle, j’ai continué à développer mon Instagram, et je suis devenue influenceuse.
Revenons à la genèse de ta série Fanm Fô. Peux-tu me dire d’où est venu ce projet ?
Comme pour beaucoup, la période du confinement a été celle d’une grande introspection, de remises en question sur mon métier, sur la manière dont je postais sur Instagram. Un besoin de trouver du sens aux choses. Je me suis donc interrogée sur mon engagement féministe. Cela faisait déjà un moment que j’y pensais, j’avais pris un tournant un peu plus engagé – avant 2016, je ne prenais pas beaucoup la parole sur les réseaux sociaux. En tant qu’influenceuses, nous n’avions pas vraiment notre mot à dire. Cette prise de position coïncide aussi avec la vague #MeToo, où mes opinions politiques et militantes se sont développées, ainsi que ma position féministe et antiraciste. C’est un mélange de toutes ces choses qui m’a emmenée à créer cette série photo.
Il y a aussi le fait d’être retournée aux Antilles en 2019, cela faisait 20 ans que je n’y avais pas mis les pieds. A posteriori, Fanm Fô m’a permis d’assumer ce qui faisait partie de mon quotidien et qui pour moi avait toujours été compliqué, dans la mesure où j’ai vécu dans un milieu blanc et où je ne côtoyais pas d’antillais autre que ma famille. C’était une culture que j’ai dû cacher pendant des années, car pour les gens autour de moi elle était symbole de fête, ou bien évoquait l’image doudou. Avec cette série, j’ai eu envie d’être l’avocate du zouk.
© à d. Adeline Rapon, à d. image d’archive
Tu croises esthétisme et recherche documentaire. Comment as-tu récolté les images sur lesquelles tu te bases ?
Je collectionnais depuis longtemps des cartes postales antillaises représentant des femmes de la fin du 19e siècle. J’ai réussi à trouver le reste sur internet, mais ça n’a pas été facile. On le voit d’ailleurs à la résolution. Une seule des photographies que j’ai reconstituée est issue de mes albums familiaux, elle m’a été envoyée par ma sœur et représente mon arrière-grand-mère. Même si ça ne correspondait pas nécessairement à la lignée de ces femmes du 19e, c’était une façon d’amener du personnel dans le sujet et de montrer que je pouvais avoir un rapport très affectif à cette série.
Qui sont toutes ces femmes que tu représentes ?
Celles qui sont sur les cartes postales sont des modèles, pour la plupart anonymes, ou en tout cas anonymisées. Elles représentent une sorte de stéréotype antillais et servaient de visage publicitaire pour les colonies jusqu’en 1945 : une manière de prouver qu’il y avait des femmes à « consommer », ou de représenter certaines scènes de la vie quotidienne (servante, femme au foyer).
Les autres sont des femmes qui se sont fait un nom. Je voulais les inclure pour emmener la série vers quelque chose de plus lumineux. On découvre diverses personnalités, dont Adrienne Fidelin, ex-compagne de Man Ray, oubliée du grand public. C’est la première modèle noire à paraître dans un magazine américain. Il y a également Aïcha Goblet, une martiniquaise, danseuse de cabaret et music-hall, une des premières stars avant Joséphine Baker. Et puis d’autres noms, repris d’œuvres éponymes dont celui du « Portrait de Madeleine » par Marie-Guillemine Benoist qui se trouve au Louvre.
à d. Adeline Rapon, à g. « Portrait de Madeleine » par Marie-Guillemine Benoist
Avoir réalisé cette série dans un lieu clos est symbolique, quant on sait l’enfermement de ces femmes dans des cases sociétales…
Au départ, je ne m’étais pas rendu compte de cet aspect symbolique, c’est quelqu’un qui me l’a fait remarquer. Il est clair que ces femmes étaient enfermées dans un rôle extrêmement stéréotypé, celui qu’on qualifie de doudouiste (Vision folklorique et péjorative des Antilles nldr) et j’étais moi aussi enfermée entre quatre murs. Mais je voulais surtout faire prendre conscience au regardeur qu’elles n’avaient aucun contrôle sur leur image. Des images qui étaient imprimées de manière massive sur les cartes postales alors que pour ma part, j’ai un contrôle permanent sur tout ce que je fais de ma photographie, de la mise en scène aux retouches.
Ta série fonctionne en jeu de miroirs. Te réappropries-tu ainsi l’histoire de tes ancêtres, pour la réécrire à ta manière ?
Cette dimension du travail provient d’un besoin de répondre à la question : « qui suis-je en tant qu’antillaise qui n’a jamais vécu là-bas et dont la majorité de ma famille est venue vivre en France ? » Cette série, c’est avant tout une recherche identitaire. Dans ce jeu de miroir, on trouve également la volonté de pousser les gens à davantage prendre le temps d’observer les photographies. Le temps que l’on consacre, par exemple, à la vision d’une image sur Instagram, est extrêmement court. On fait de la surconsommation des visuels. Ces reproductions forçaient donc les personnes à regarder les deux images en simultané, à faire le jeu des sept erreurs pour repérer les détails et éléments dissimulés (la télécommande sur le « Portrait de Madeleine », par exemple).
T’es-tu sentie illégitime à un moment quelconque ?
Oui, j’ai ressenti cette illégitimité au moment où j’ai eu des retours sur Fanm Fô. Je me suis vraiment interrogée, en tant que métropolitaine et métisse. La légitimité, c’est une question qui va systématiquement se poser, peu importe qui l’on est, peu importe où l’on se trouve. Personnellement, je n’ai jamais prétendu être ce que je n’étais pas, je n’ai jamais fait semblant de parler de choses que je ne connaissais pas.
Avec ce projet, j’étais réellement dans une démarche où j’effectuais les recherches en amont, je fouillais pour ensuite retravailler sur les images, je faisais de la photo et finalement, j’ai même écrit un texte. J’en ai autant appris que les personnes qui m’ont suivie. Aujourd’hui, j’ai une légitimité, car cette histoire fait partie de moi, et que je l’ai étudiée. Si on veut un point de vue purement antillais, il faut qu’une personne antillaise s’y plonge et je ne peux que l’encourager !
à d. Adeline Rapon, à g. image d’archive
Quel est le portrait dont tu es la plus fière ?
Il y en a deux. Celui justement de mon arrière-grand-mère, qui a été, de loin, le plus difficile à réaliser. Non pas en raison du niveau technique, mais plutôt dans ce que je souhaitais dégager. Je travaillais beaucoup dans les expressions, je me fondais vraiment dans les personnages, ou en tout cas dans un état d’esprit pour recréer ces images. Mon arrière-grand-mère a été d’une difficulté extraordinaire avec son expression très dure, emprunte d’une histoire lourde. À côté d’elle, j’avais vraiment l’air d’un bébé.
Le second, c’est celui du « Portrait de Madeleine ». En soi, il était plutôt simple à réaliser, mais les émotions qu’il m’a renvoyées étaient intenses. C’était le tout dernier de la série, et c’est avec celui-ci que j’ai clôturé tout ce cheminement identitaire. Ce fut un point final assez fort. Mon seul regret, c’est qu’il ait fallu la censurer sur Instagram.
à d. Adeline Rapon, à g. Éléonore Rapon, son arrière-grand-mère
Te sens-tu davantage connectée à tes racines, davantage en paix avec l’histoire ?
Je pense que je ne serai jamais vraiment en paix, car politiquement on ne l’est pas – en tout cas pas en France. Je serai toujours très frustrée par le traitement, l’image que l’hexagone a des Antilles. Mais je pense que personne n’est jamais entièrement paisible. Néanmoins, je suis parvenue à intéresser des personnes qui n’avaient strictement rien à voir avec cette culture et qui, jusque-là, n’y connaissaient rien, puisque cette histoire n’est pas enseignée. Je l’ai d’ailleurs moi-même découverte il y a deux ans avec ce projet. En définitive, Fanm Fô était le moyen d’apporter de la douceur, de la lumière, du sérieux ainsi que d’inviter tout un chacun à faire évoluer son regard sur les femmes antillaises, et sur les Antilles en général.
Qu’as-tu en tête pour la suite, continueras-tu à te centrer sur le féminin ?
C’est effectivement un sujet assez obsessionnel chez moi ! Au second confinement, confrontée de nouveau à l’enfermement, j’ai créé une série me mettant en scène face avec mon double. C’était une façon de m’accompagner chaque jour, en créant des photos et des histoires. Je voudrais essayer de l’exposer. Jusqu’ici, j’étais tellement emprisonnée sur Instagram que j’avais du mal à imaginer voir mes photos vivre ailleurs. Je travaille également avec l’association Amazones Paris, qui vient en aide aux femmes d’outre-Mer atteintes d’un cancer. Grâce à la photographie, je les accompagne dans leur processus de guérison en essayant de leur apporter un regard beaucoup plus doux et bienveillant sur leur corps.
La série Fanm Fô d’Adeline Rapon est à retrouver au Square Alban-Satragne (Paris X), dans le cadre des Rencontres photographiques du Xe, jusqu’au 1 décembre 2021.
à d. Adeline Rapon, à g. Aïcha Goblet
à d. Adeline Rapon, à g. image d’archive
à d. Adeline Rapon, à g. image d’archive
à d. Adeline Rapon, à g. Madame St-Clair
à d. Adeline Rapon, à g. Adrienne Fidelin
© Adeline Rapon