« Hakawi » : une Égypte belle et brutale

23 septembre 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Hakawi » : une Égypte belle et brutale

Hakawi, récits d’une Égypte contemporaine, présentée à la Cité internationale des arts dans le cadre de la Biennale des photographes du monde arabe, donne la parole à seize jeunes photographes égyptiens. Une exposition nécessaire, mêlant beauté, violence et engagement.

Drogues, couvre-feux absurdes, pollution, violence et harcèlement, notion de genre… L’exposition Hakawi, accueillie par la Cité internationale des arts dans le cadre de la Biennale des photographes du monde arabe, illustre une Égypte complexe et moderne. Pensé par Bruno Boudjelal, un photographe de l’agence Vu qui parcours depuis plusieurs décennies le monde et plus particulièrement l’Afrique, et Diane Augier, commissaire et artiste plasticienne, l’événement propose une vision brute et réaliste de l’Égypte d’aujourd’hui. Ici, pas de représentations de pyramides ou de marchés typiques, mais plutôt des récits imbriqués, formant une mosaïque de témoignages, de rencontres et d’émotions. À travers seize histoires, racontés par sept femmes et neuf hommes photographes, le pays se transforme, évolue et se dévoile, dans toute sa vulnérabilité.

Une scénographie réussie

L’exposition s’ouvre sur la série Night Walkers de Mohamed Anwar. Un travail illustrant le passage du jour à la nuit, et la liberté qu’offre l’obscurité. Comme les premières notes d’un morceau, le projet invite le visiteur dans un monde fascinant. Les clichés, collés les uns aux autres, semblent fusionner, créant un kaléidoscope aux tons chauds, représentant des silhouettes anonymes aussi proches qu’étrangères. Une scénographie convaincante sublimant le travail de l’artiste. Les couleurs vives et le monde nocturne réapparaissent ensuite au sein de I Found Home, projet de Fares Zaitoon, un étage plus haut. Ancien toxicomane, le photographe s’intéresse à la consommation de substance dans un pays percevant la drogue comme un véritable tabou. Ses clichés aux lumières fortes, tantôt froides et éblouissantes, tantôt chaleureuses et caressantes, semblent mimer l’emprise des drogues sur les hommes, aussi dangereuses que séduisantes. Un travail émouvant.

© Mohamed Anwar© Mohamed Anwar

© Mohamed Anwar

À la fin du parcours, enfin, se trouve Coeurfew, un travail mené par Nada Elissa, inspiré par le couvre-feu de plusieurs mois, imposé par le gouvernement en 2013. En mêlant images et textes, l’auteure revient sur cet événement avec poésie. Véritable conte horrifique, son récit évoque les monstres arpentant la ville la nuit, empêchant les jeunes de sortir. Une composition poignante, jouant avec les notions de peur, d’enfermement et de liberté. Installation imposante, organisée sur plusieurs étages, Hakawi regorge de mises en scène travaillées, offrant une immersion dans l’univers des photographes représentés. Une scénographie réussie, portée par des sujets captivants.

Entre splendeur et effroi

« Il y a six ans, lorsque j’avais 15 ans, j’ai gribouillé “Je déteste ma vie, alors je vais me suicider… Au revoir” sur le mur de ma chambre. Par la suite, j’ai avalé des dizaines de pilules sans ordonnance. C’était ma première, mais pas ma dernière tentative de suicide »,

raconte Hesham Elsherif. Dans l’Islam, comme dans toutes les religions, le suicide est un pêché, et beaucoup de ces actes sont reconnus comme des « morts accidentelles ». Au cœur d’une introspection aussi belle que violente, le photographe s’est interrogé sur ce qui l’a poussé à commettre l’irréparable, donnant également la parole à d’autres jeunes en souffrance. Tragique et honnête, The way to hell relate les histoires de ces personnages, entre détresse et espoir, entre pensées et images. Une superbe plongée dans leur intimité.

© Hesham Elsherif

© Hesham Elsherif

Installé en Alexandrie, Mohamed Mahdy s’intéresse aux communautés délaissées. Avec Moondust, une série monochrome et délicate, le photographe illustre le quotidien des habitants de la Vallée de la Lune, une zone résidentielle de 60 000 habitants, située à dix mètres d’une usine de ciment. Au cœur d’un territoire fragilisé, la poussière toxique semble tomber du ciel, neige néfaste et éternelle. La moitié des habitants souffrent d’asthme, d’infections, de cancers ou de troubles pulmonaires. Construit il y a plus de 70 ans sous le règne du roi Farouk, ce quartier se meurt aujourd’hui lentement, sans que les autorités ne règlent le problème. Au-delà de la beauté des clichés, Moondust met en lumière la lutte des résidents, et leur désir de survivre.

Enfin, en plein centre de l’exposition se trouve Just Stop, un véritable hymne au droit des femmes. La photographe indépendante Eman Helal y croise des images documentaires et des témoignages troublants de femmes blessées. Viols, agressions, meurtres, un rapport publié en 2013 par UN Women a révélé que plus de 99% des Égyptiennes avaient subi une quelconque forme de harcèlement – physique, sexuel ou psychologique. Pourtant, à travers cet enchevêtrement de souvenirs déchirants, c’est la réaction du public qui choque. Abandonnées, châtiées ou tout simplement traitées de menteuses, les victimes peinent à faire entendre leur voix, disparaissant dans une foule peu émue, ou derrière les protestations des familles craignant de perdre leur statut. Un projet à ne pas manquer.

Entre splendeur et effroi, poésie et réalisme, Hakawi fait le portrait d’une Égypte tiraillée entre ses trésors et ses cicatrices. Une exposition remarquable, donnant la parole à des photographes contemporains talentueux et engagés.

 

Hakawi, récits d’une Égypte contemporaine

Jusqu’au 28 septembre 2019

Cité internationale des arts

Dans le cadre de la Biennale des photographes du monde arabe

18 rue de l’Hôtel de ville, 75004 Paris

© Eman Helal© Eman Helal

© Eman Helal

© Heba Khamis© Ebrahim Elmoly

© à g. Ebrahim Elmoly, à d. Heba Khamis

© Hana Gamal

© Hana Gamal

© Nada Elissa© Nada Elissa

© Nada Elissa

© Fares Zaitoon© Fares Zaitoon

© Fares Zaitoon

© Mohamed Mahdy© Mohamed Mahdy

© Mohamed Mahdy

© Hesham Elsherif

© Hesham Elsherif

Explorez
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
© Guénaëlle de Carbonnières
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
À la suite d’une résidence aux Arts décoratifs, Guénaëlle de Carbonnières a imaginé Dans le creux des images. Présentée jusqu’au...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Dörte Eißfeldt, lauréate du prix Viviane Esders 2025
© Dörte Eißfeldt
Dörte Eißfeldt, lauréate du prix Viviane Esders 2025
Dörte Eißfeldt reçoit le prix Viviane Esders 2025 pour une œuvre qui repousse les frontières du médium, alliant rigueur conceptuelle et...
06 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Grégoire Beraud et les terres colorées de l'Amazonie
Kipatsi © Grégoire Beraud
Grégoire Beraud et les terres colorées de l’Amazonie
Dans sa série Kípatsi, réalisée dans l’Amazonie péruvienne, Grégoire Beraud met en lumière la communauté Matsigenka, sa relation à la...
Il y a 11 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Julie Jones est nommée directrice de la Maison européenne de la photographie
Julie Jones © Agnès Geoffray
Julie Jones est nommée directrice de la Maison européenne de la photographie
Le conseil d’administration de la Maison européenne de la photographie vient de révéler le nom de sa nouvelle directrice : il s’agit de...
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
4 livres photo, signés Fisheye Éditions, à (s’)offrir à Noël
© Boby
4 livres photo, signés Fisheye Éditions, à (s’)offrir à Noël
Offrir un ouvrage à Noël est toujours une belle manière d’ouvrir des portes sur de nouveaux univers. À cet effet, nous avons...
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet