Fisheye Magazine : Pourquoi es-tu devenu photographe ? Est-ce la raison pour laquelle tu as quitté la Tunisie ?
Kamel Moussa : J’ai grandi et je suis né dans le sud est Tunisien. A l’âge de 20 ans, je suis parti pour l’Europe. J’ai vécu six ans à Paris. Et depuis huit ans, je suis à Bruxelles. En Tunisie, la photographie était pour moi le moyen de m’exprimer dans le cadre d’une dictature où j’ai grandi pendant vingt ans. Plus jeune, je pensais que la photo était un moyen d’expression pas forcémentcompréhensible pour tout le monde. Donc je pouvais me cacher derrière ce médium, au lieu de m’exprimer, de critiquer ouvertement le système politique et la société de mon pays à l’époque. C’est-à-dire que même en famille, nous ne pouvions pas évoquer certains sujets très sensibles. Il fallait rentrer dans le moule, suivre le mouvement et faire, penser comme tout le monde. La photographie me permettait de m’éloigner de tout ça, de m’évader. C’était mon petit secret. Je faisais des photos de tout ! Quand je suis parti en Europe, je n’avais pas l’ambition de devenir photographe à plein temps. Arrivé à Paris, il fallait que je poursuivre mes études mais ce n’était pas évident… J’ai mis les études de côté, j’ai enchaîné les petits boulots. À 27 ans, je me suis installé à Bruxelles. Quand ma situation est devenue plus stable, j’ai pris des cours du soir à Agnès Varda – en photo. Et ça m’a plu. Par la suite je me suis inscrit à l’ESA Le 75, parce que j’avais vraiment envie de m’ancrer dans une démarche documentaire.
Peux-tu nous présenter ton projet « Équilibre instable » ?
C’est un projet que j’ai commencé en 2012 et qui est parti d’un ressenti sur les bouleversements qui secouaient mon pays : un sentiment de familiarité mais aussi d’étrange. J’y retourne deux fois par an et à l’époque, j’observai avec un certain recul les nombreux changements qui s’opéraient. Notamment du côté des jeunes Tunisiens. Ce sont eux qui ont fait la révolution, qui ont manifesté, qui ont fait circuler des vidéos sur les réseaux sociaux… [ndlr : le 17 décembre 2010, la ville tunisienne de Sidi Bouzid est le théâtre d’affrontements violents entre la police et la population ; c’est le début du Printemps arabe]. Or j’ai le sentiment qu’ils sont les perdants de cette révolution, et j’ai donc voulu m’intéresser à eux.
Quelle est la situation de ces jeunes en Tunisie ?
Je crois qu’ils subissent cette Histoire qui les dépasse, qui est plus grande qu’eux. Il y a eu un effet boule de neige incontrôlable : la délocalisation des usines, la forte baisse du tourisme, les attentats… La Tunisie, c’est comme la Belgique, c’est un pays pacifiste qui n’a pas l’habitude de ce genre de crises. Les jeunes ont rêvé d’une révolution, ont été très utopistes et aujourd’hui, ils sont blessés dans leur chair en découvrant l’envers du décor. Une révolution, ça peut prendre un siècle ou deux avant de conduire à ce qu’on attend d’elle. Et les jeunes ont du mal à comprendre ça, parce qu’ils n’ont pas 200 ans devant eux ! Ils veulent tout, tout de suite. Ils n’arrivent pas à attendre. Certains quittent le pays pour l’Europe, certains baissent les bras et d’autres font de la contrebande en Libye. C’est le système de la débrouille.
Qu’est-ce que tu as essayé de capturer en eux ?
Leur univers personnel, intime. J’ai essayé de saisir leur fragilité et ce sentiment d’instabilité. Ils sont entre deux eaux en fait – d’où le titre du projet. Ils sont inquiets et dans un état d’attente tendu. Mais ils restent toujours très dignes. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais sur les photos, ils ont la tête haute et le regard franc. C’est peut-être ça le problème de mon pays d’ailleurs… Nous les Tunisiens sommes un peu trop orgueilleux je pense. C’est l’un des pays du Maghreb avec le plus bas taux d’illettrisme. En Tunisie, tout le monde va à l’école ou l’université. Nous sommes fiers de notre éducation et peut-être un peu trop.
Comment ont-ils reçu ta proposition ? Quelle était leur réaction face à l’appareil photo ?
Il y a eu des discussions assez longues. C’est une génération que je connais mal car ils ont 16, 18 ans de moins que moi. Certains ne voulaient même pas entendre parler de photo – parce que pour eux, ça n’avait pas d’intérêt ni d’impact sur la situation. Il y avait aussi une réticence : ils avaient peur que les images soient publiées sur Facebook, dans les journaux tunisiens. Ils ne voulaient pas être affichés. Les Tunisiens sont très paranos par rapport à l’image. Mais petit à petit, la confiance entre eux et moi s’est installée. Ça pouvait prendre quelques semaines à quelques mois. Rentrer dans leur chambre, ça a été le plus difficile. Il ne fallait pas brusquer leur pudeur et il fallait aussi l’accord des parents.
Les photos prises de nuit, c’était aussi une facilité ?
Oui ! Parce qu’ils sortent beaucoup la nuit, c’est leur moment. Ils sont loin des adultes, ils vont voir les copains dans les quartiers… Ils sont dans leur univers.
Comment les as-tu rencontrés ?
Je voyageais dans la région en faisant la tournée des cafés ! Les Tunisiens aiment beaucoup les cafés. Je ne prenais même pas mon appareil photo avec moi. Je me présentais à eux, en tant que photographe, ce qui les intriguait. De fil en aiguille, ils me présentaient à leurs amis, à la famille.
Quel est le message que tu veux faire passer à travers ces portraits ?
Montrer d’où viennent ces jeunes Tunisiens qui parfois viennent par bateau entier pour rejoindre l’Europe, qui risquent la mort. Je voulais vraiment documenter visuellement cette jeunesse du sud est tunisien coincée entre la Méditerranée et la Libye. Le fait qu’ils s’attendaient à mieux que ça. Je voulais aussi exposer leur fragilité : ils vivent en ce moment une période très risquée, à cause des fanatiques. Par exemple, je suis rentré dans ma région en mars dernier. Quelques jours avant mon arrivée, Daesh a attaqué ma ville. Ça a instauré une morosité, une méfiance… Un silence assez terrible. Deux semaines plus tard, Bruxelles était attaquée à son tour.
Cette série n’est-elle pas au final un écho de ta propre jeunesse ?
En effet. Ce travail, c’est une façon de construire des moments que j’ai raté, des situations que je n’ai pas vécu. Un peu comme si je comblais un vide que j’ai en moi. Car j’ai quitté la Tunisie quand j’avais leur âge. Oui, c’est une manière de renouer avec mon adolescence, de guérir une certaine nostalgie. Parfois je me retrouve dans ces portraits et ça me surprend moi-même !