Fisheye continue à vous donner la parole après le confinement. Chaque semaine, découvrez des photos et son auteur(e). Installé à Saint-Denis, Patrick Sagnes photographie ses voisins rêvant de destinations regrettées. 6 Feet Apart, une série positive d’une période morose.
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis photographe depuis 25 ans. Photojournaliste, reporter pour la presse internationale dans une première vie, je me consacre désormais à la communication et la publicité des entreprises. Je pratique la photographie de rue depuis mes débuts. Le collectif Fragment, dont je fais partie, s’investit beaucoup dans cette thématique tout comme la photo documentaire contemporaine.
Comment as-tu vécu ton confinement ?
Le confinement a commencé par la maladie. J’ai attrapé le coronavirus dès le vendredi 16 mars. J’ai eu l’impression d’être absent durant les quatre jours où je suis resté au lit cloué par les douleurs respiratoires et la fièvre intense. Entre mes rêves agités et mes délires fiévreux, j’ai imaginé 6 Feet Apart. Le cinquième jour, je me suis levé comme si de rien n’était avec détermination, je savais exactement ce que j’allais mettre en œuvre. La chambre photographique était une évidence, avec pour mode opératoire la distance barrière comme une sorte de confessionnal, une cérémonie avec l’intime.
Quelle est la genèse de ta série 6 Feet Apart ?
J’habite une maison avec cour, partagée avec neuf maisons, un espace préservé très précieux surtout en période de confinement. Je mesure chaque jour notre chance de pouvoir être dehors sans danger. On se parle avec nos voisins, à bonne distance, et la complicité s’installe. On échange des services et des bons plans : achat de légumes ou de farine. Bref la vie continue. Je décide alors de couper les actualités anxiogènes en témoignant de manière positive. Je commence à proposer mes services de photographe en réalisant des portraits de famille. Très vite, on discute, et on imagine des paysages que l’on affectionne tous et qui nous manquent – ils sont devenus si précieux désormais. Je décide alors d’assembler les portraits avec les paysages tant regrettés.
J’y ai ajouté progressivement une autre série plus angoissante réalisée en 2014 sur le thème Le jour d’après avec comme questionnement notre empreinte écologique sur les paysages urbains. Je voulais alimenter une réflexion sur la façon dont nous allons imaginer le monde futur, en déterminant ce qui ne fonctionne plus et ce que nous voulons changer pour notre avenir.
Comment tes voisins ont-ils accueilli ce projet ?
Le premier jour, j’ai installé la chambre photographique au milieu de la cour, sans rien dire. Curieux et impressionnés mes voisins se sont succédés pour analyser de plus près cet objet insolite. Devant leur intérêt, l’argumentaire était facile. Au fil des portraits, je présentais le projet comme je l’avais imaginé, l’adhésion s’est faite tout de suite.
Qu’as-tu appris sur ta pratique photo en cette période étrange ?
J’ai appris à ralentir, à profondément prendre conscience de ce qui m’entoure. En début de confinement j’ai récupéré une développeuse. Cela m’a permis de pouvoir montrer au fur et à mesure les négatifs. J’avais vraiment l’impression de revenir à l’essence du médium, la sensation d’être Edward Sheriff Curtis, anthropologue et aventurier développant ses films dans les rivières de l’ouest américain. Bien que le road trip fût immobile, je ressentais un esprit de liberté !
Un ou une photographe avec qui tu aurais adoré être confiné ?
Je pense tout de suite à Alec Soth et son livre Broken Manual, évoquant une épopée américaine et la recherche des ermites de notre temps. Ou à Bryan Schutmaat qui m’accompagne par la pensée chaque fois que je prends la route. Son livre Grays the Mountain Sends est pour moi une référence absolue. Bien évidemment Joël Sternfeld dont l’ouvrage American Prospects sorti en 1987 m’a tout de suite mis sur la voie. Également Dorothea Lange pour son humanité touchante, et encore Trent Parke pour son monde intérieur tourmenté. On serait finalement trop nombreux, je ne sais plus si on peut toujours parler d’un confinement !
Quel est ton mantra favori, histoire de rester optimiste ?
Ce n’est pas plus mal que si c’était bien !
Un dernier mot ?
On vit une période dont on ne comprend pas encore les contours. On perd nos libertés individuelles à tour de bras. Dans le passé, seules les guerres avaient déjà pu nous les voler. Le temps s’arrête et nous fait réaliser à quel point nos vies sont vides de sens. J’appelle sincèrement à ralentir le rythme, à revenir les pieds sur terre, à remettre l’humain au centre de toute préoccupation, tout le reste est accessoire, sans intérêt, on le sait désormais. Seuls la créativité et l’imaginaire nous sauveront !
© Patrick Sagnes