Rebekah : « J’ai longtemps eu tendance à ne rien dire »

11 février 2021   •  
Écrit par Trax Magazine
Rebekah : « J’ai longtemps eu tendance à ne rien dire »

Dans un dossier spécial issu de son dernier numéro, le magazine Trax s’est intéressé à la libéralisation de la parole dans le monde de la nuit. Un phénomène nécessaire, encouragé par le mouvement #MeToo et porté par de nombreuses femmes DJ. Lumière sur l’une d’entre elles. Avec plus de vingt ans de carrière, le DJ anglaise Rebekah est sans conteste l’une des chefs de file de la techno mondiale. Dans une lettre ouverte, accompagnée d’une pétition et du hashtag #ForTheMusic, lancés le 24 septembre, elle dénonce le harcèlement et les violences sexistes du milieu de la dance music. Un objectif : lever l’omerta. Cet article, signé Simon Clair, est à retrouver dans Trax #231.

Trax : Durant votre jeunesse à Birmingham, quand vous commenciez tout juste à sortir en club, deviez-vous déjà faire face au sexisme ambiant ?

Rebekah : Pas tant que ça. Au tout début, quand j’ai commencé à sortir et à découvrir le monde de la nuit, on me laissait plutôt tranquille. Il faut dire que j’avais 17 ans, et comme je suis assez petite, à cet âge-là, j’avais plutôt l’air d’en avoir 14. Les gens étaient donc plutôt ouverts et bienveillants avec moi. Certains m’ont appris à mixer et m’ont donné des conseils. Par contre, je n’oublierai jamais la fois où je me suis présentée dans un magasin de disques de Birmingham pour demander du travail. Le disquaire ma répondu que le seul job que je pouvais faire pour lui, c’était un blowjob (une fellation, en anglais, NDLR). Ça a été sa seule réponse. J’étais jeune et heureusement que ma passion pour la musique m’a poussée à aller au-delà de ce genre de remarques.

N’avez-vous pas eu envie de réagir quand cet homme vous a dit ça ?

J’ai préféré prendre ça comme une mauvaise blague et laisser couler. J’ai longtemps eu tendance à ne rien dire, y compris quand des choses plus graves me sont arrivées. J’ai été violée par un promoteur au début des années 2000, dans un pays d’Europe de l’Est. Je n’en ai parlé à personne, car je n’étais pas totalement sûre de ce qui m’était arrivé. Je me souviens que ce soir-là, après mon set, je suis rentrée à mon hôtel. J’avais trop bu et je me suis évanouie dans mon lit. Puis quand je me suis réveillée peu de temps après, j’ai vu le promoteur, dans mon lit, en train de m’imposer un acte sexuel. Je me suis évanouie de nouveau et le lendemain matin, il n’y avait plus personne. Je n’ai jamais su si ça avait véritablement eu lieu ou pas. Mais je sais que quand je me suis réveillée pendant la nuit, ce que j’ai vu était très réel. Sur le coup, c’est quelque chose que je n’ai pas voulu faire remonter. Je n’en ai parlé ni à mes amis, ni à mon agent. J’avais l’impression d’être responsable de ce qui m’était arrivé. Souvent, dans ce genre de situations, les femmes pensent que c’est la faute de leur consommation de drogues ou d’alcool. Mais ce n’est pas le cas.

Qu’est-ce qui vous a décidée à en parler ?

J’ai de plus en plus envie de faire du mentorat, pour aider des jeunes femmes à intégrer le monde de la musique. Mais récemment, le décès d’un DJ célèbre et les réactions qu’il a engendrées m’ont rappelé à quel point cette industrie a encore des problèmes (Le 1er septembre dernier, le DJ Erick Morillo a été retrouvé mort à son domicile, quelques jours avant son procès pour une affaire d’agressions sexuelles. Des DJs comme Carl Cox ou Jamie Jones lui ont rendu hommage tandis qu’en parallèle, plusieurs jeunes filles ont témoigné sur les réseaux sociaux des violences sexuelles qu’Erick Morillo leur avait fait subir, NDLR). Je me suis dit que je ne pouvais pas accompagner des jeunes femmes dans ce milieu si je ne parlais pas publiquement de ce que j’ai vécu au sein de cette industrie et de ce qu’elles risquent malheureusement de vivre. C’est difficile de se dire que les choses n’ont vraiment pas changé depuis les débuts des années 2000. On aurait pu croire que le fait d’avoir davantage de femmes, des personnes racisées ou de gens issues de la communauté LGBT aurait changer les choses. Mais peut- être que ça rend juste certains hommes plus en colère, car ils ont l’impression qu’il y a moins de place pour eux.

Le statut de superstar dont jouissent maintenant certains DJs y est sans doute aussi pour quelque chose…

La manière dont je vois les choses, c’est que quand tu es dans une position de pouvoir, tu as tendance à t’entourer de ce qu’on appelle des Yes Men. Ce sont des gens qui disent oui à tout. Ils peuvent te procurer de la drogue, de l’alcool ou même des prostitués si tu en veux. Tout est possible. Je pense que dans ce contexte, quand une femme ose te dit non, c’est une information que tu as du mal à comprendre. D’autant plus que tu as parfois très peu de respect pour les femmes, car avec ce mode de vie de rock star, celles que tu côtoies se limitent souvent aux groupies, aux prostitués ou aux fans qui t’envoient leur soutien-gorge quand tu es aux platines. En tant que femme DJ, on me demande tout le temps ce que ça fait de travailler dans une industrie dominée par les hommes. Mais moi, je voudrais connaître l’autre point de vue. Qu’est-ce que ça fait d’être un mec dans cette industrie ? J’aimerais entendre leur version. Parce que je pense qu’elle est complètement différente de la mienne.

En quoi consiste la campagne #ForTheMusic que vous venez de lancer ?

Ce que je fais n’est pas nouveau. J’essaie d’utiliser ma notoriété pour toucher le plus de gens possible. J’ai rédigé une lettre ouverte et nous avons lancé une pétition en ligne. L’objectif est de briser la culture du silence sur la question du harcèlement et des agressions sexuelles, mais aussi de faire en sorte que les organisateurs d’événements et les gérants de clubs s’engagent concrètement à mettre en place des safer spaces afin de faire en sorte que leur audience, leurs employés et même leurs artistes puissent avoir des espaces où ils n’ont pas à craindre pour leur sécurité. Nous pourrons aider les clubs qui signeront cette pétition en leur proposant une série d’initiatives pour créer ces safer spaces. Cette campagne nous permet aussi d’avoir une vision d’ensemble des lieux prêts à faire des efforts sur ces questions.

Vous parlez de « safer spaces » plutôt que de « safe spaces ». Vous ne croyez pas à 
la possibilité d’aménager dans les clubs des espaces qui puissent être totalement sûrs ?

Le problème est qu’on ne peut pas promettre des safe spaces, à moins de connaître l’intégralité des gens présents dans le club et d’être sûr que toutes ces personnes savent se comporter correctement, y compris quand elles ont bu de l’alcool ou pris des drogues. On ne peut rien garantir à ce niveau-là, mais on peut proposer des « espaces plus sûrs » pour que les gens qui ne se sentent pas en sécurité puissent aussitôt trouver quelqu’un pour les aider, si besoin.

Les clubs sont fermés pour une durée indéterminée. Pensez-vous que le moment est le bon pour essayer de faire changer les choses ?

Totalement. En ce moment, tout le monde est sur Internet. C’est le moment de faire signer notre pétition en ligne. Les organisateurs d’événements ont aussi davantage de temps pour se poser et pour réfléchir à leur manière d’envisager l’avenir, quand les clubs rouvriront. C’est une opportunité qu’il faut saisir pour initier le changement. Ça nous permettra au moins d’utiliser ce temps libre pour quelque chose d’important. Ça me brise le cœur de savoir que des femmes et des personnes de la communauté LGBT ne vont pas aller dans certains clubs, juste parce qu’elles ont peur de s’y rendre. La musique est pour tout le monde, c’est ce message qui m’a plu quand j’ai commencé à écouter de la techno. J’aimais voir que le dancefloor pouvait parfois être plein de personnes très diverses. Nous avons besoin de retrouver ces voix variées au sein de l’industrie de la musique. Car si tout ça nous permet d’écouter de la musique faite par des gens différents, est-ce que ce n’est pas finalement ce qu’on veut ? La musique n’en sera que meilleure. C’est ça qui est important.

Photo issue du Trax 231

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