Collectionner le vulgaire, ou comment Julie Hrnčířová révolutionne le beau

03 août 2021   •  
Écrit par Finley Cutts
Collectionner le vulgaire, ou comment Julie Hrnčířová révolutionne le beau

Avec Everyday Scultptures, la photographe tchèque Julie Hrnčířová, diplômée de l’ENSP d’Arles, et installée en Norvège, développe une obsession particulière. En capturant et en érigeant l’ordinaire en œuvre d’art, elle réalise un véritable acte performatif.

« Un tableau, même abstrait, est de l’art dès lors qu’on accepte de le regarder comme un tableau. Un ready-made est tout simplement de l’art »

, disait Marcel Duchamp à propos de ses créations polémiques. En élevant des objets manufacturés, ordinaires et sans motif esthétique au rang d’œuvre d’art, le célèbre artiste français défiait, avec ses ready-mades, le jugement esthétique conformiste de l’histoire de l’art. Encore aujourd’hui, l’argument n’a pas perdu de sa valeur et influence les jeunes auteurs. Après tout, quelle différence y a-t-il réellement entre une pièce conçue comme œuvre d’art et un objet du quotidien sublimé par un auteur ? C’est bien cette pensée qui a poussé la photographe tchèque, installée en Norvège, Julie Hrnčířová à réaliser sa série Everyday Sculptures. En flânant à droite, à gauche dans les villes européennes, avec un œil acéré et une perception aiguë des détails, elle recherche les sculptures accidentelles du quotidien. Appareil photo en main, elle nourrit obsessionnellement une collection grandissante d’images. « Je cherche des natures mortes éphémères, des moments que je trouve dans les débris du chaos urbain. Dans la rue, dans les espaces publics, je photographie des situations inattendues », explique-t-elle.

Une manie de collectionneur héritée directement de son grand-père. « Depuis les années 1950, il déposait des objets abandonnés dans son jardin, dans le nord de la République tchèque. À cause de la guerre, du régime communiste et du manque constant de ressources, mon grand-père a pris l’habitude de récupérer tout ce qu’il trouvait dans la rue », explique Julie Hrnčířová. Meubles, appareils électroniques, pièces rouillées, bois, sacs, stylos, lunettes, papiers… Tout, et n’importe quoi venaient s’empiler dans son jardin. Et tel grand-père, telle petite fille. Enfant, l’artiste photographiait déjà ces assemblages hétéroclites et désordonnés, et va même jusqu’à former les siens. « J’ai moi-même commencé à photographier dans la rue, dans des maisons abandonnées… J’ai entamé ma propre collection », se souvient-elle. Une obsession qui s’est formalisée lors de ses études à l’ENSP d’Arles, quand le médium photographique a permis d’exprimer les raisons de cette recherche. Alors, les influences artistiques se sont succédé : après Marcel Duchamp, elle évoque Erwin Wurm, le duo Fischli et Weiss, Gabriel Orozco ou encore Richard Wentworth – toutes sortes d’artistes qui se sont consacrés à sublimer les objets vulgaires du quotidien.

© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova

Le beau est démocratique

Devrait-on voir dans le fait d’embellir l’ordinaire un jeu conceptuel ou bien une action militante ? Loin d’être un geste anodin, élever le mondain relève en partie des deux. D’une part, le geste vient, comme chez Marcel Duchamp, attaquer nos canons traditionnels de la beauté. D’autre part, il vient dire que l’esthétique est accessible à tous. Le beau est fondamentalement démocratique. Le travail de Julie Hrnčířová relèverait alors d’un certain activisme esthétique. Et le médium photographique cristallise à perfection les enjeux de lutte du collectionneur. À chaque fois que l’artiste appuie sur le déclencheur, l’objet de la rue vient s’imprimer en négatif sur la pellicule photosensible. Agrandie et tirée en chambre noire, l’image vient alors se reposer dans la collection de la photographe. Déplacé, adoré et décontextualisé, le banal devient précieux. « Par un travail de cadrage et parfois de mise en scène, la prise de vue fait ressortir la présence singulière, plastique et sculpturale de ces situations produites souvent par le hasard des interventions humaines », poursuit-elle. Dans la lignée du philosophe et sociologue marxiste Henri Lefebvre, auteur de La Critique de la vie quotidienne (Ed. Grasset) en 1947, la photographe tchèque est convaincue de l’immense influence de l’ordinaire sur nos vies.

Au-delà de simplement rapporter ces bribes de la rue, elle va jusqu’à les qualifier de sculptures. Ainsi baptisées, ces combinaisons aléatoires de choses laissées à l’abandon deviennent sacralisées. Contrairement à la sculpture traditionnelle, les œuvres trouvées par Julie Hrnčířová ne naissent pas de l’intention d’un créateur. Car à l’inverse d’un sculpteur, le photographe ne forme pas le beau, il le trouve. L’œil prime sur la main, le regard sur le geste. « Les éléments que je capture sont des objets oubliés ou jetés. Ils appartenaient à des espaces privés, intimes qui, dans la rue, sortaient de leurs contextes et perdaient leurs fonctions utilitaires. Je perçois ces objets comme des sculptures, ou des installations, qui se déforment et vivent leur propre vie », explique-t-elle. Grâce à son appareil photo, elle présente les situations qu’elle rencontre sous une perspective nouvelle – et forme alors de nouvelles idées chez le spectateur. Un programme qui passe à la vitesse supérieure lorsque Julie Hrnčířová expose ses images. En constituant des installations ludiques où ses créations deviennent une matière modulable, elle devient sculptrice. « Avec humour, je transforme des choses simples en œuvres d’art, des ready-mades. Ce sont des choses éphémères qui n’auraient jamais vécu sans être photographiées », conclut l’artiste.

© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova

© Julie Hrncirova

© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova
© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova

© Julie Hrncirova

© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova
© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova

© Julie Hrncirova

© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova

Everyday Scultptures © Julie Hrnčířová

© Julie Hrncirova© Julie Hrncirova

© Julie Hrncirova

Vues d’installation, Everyday Scultptures © Julie Hrnčířová

Image d’ouverture : Everyday Scultptures © Julie Hrnčířová

Explorez
La sélection Instagram #536 : perceptions altérées
© Melchior Dias Santos / Instagram
La sélection Instagram #536 : perceptions altérées
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine s’amusent à déformer leurs images. Ils et elles jouent avec le flou, la...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 1er décembre 2025 : surface et profondeur
© Carla Rossi
Les images de la semaine du 1er décembre 2025 : surface et profondeur
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes publiés sur les pages de Fisheye s’intéressent autant à la surface qu’à la...
07 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
3 livres à offrir à Noël : réel, fiction et mode
Dior par Yuriko Takagi © Yuriko Takagi
3 livres à offrir à Noël : réel, fiction et mode
Noël approche. À cette occasion, la rédaction de Fisheye vous concocte des sélections de ses livres photo préférés, que vous...
05 décembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Pour Noël, Tendance Floue organise une vente de tirages à moins de 70 euros
© Céline Croze / Tendance Floue
Pour Noël, Tendance Floue organise une vente de tirages à moins de 70 euros
Jusqu’au 10 décembre 2025, les membres de Tendance Floue vous proposent d’acquérir certaines de leurs œuvres grâce à une vente...
04 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Twist : les basculements du regard de Grade Solomon
© Grade Solomon
Twist : les basculements du regard de Grade Solomon
Grâce à l'impression risographie, Grade Solomon raconte les formes de vie et les états d’âme dans ce qu’ils ont de familier et de...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Milena III
La sélection Instagram #536 : perceptions altérées
© Melchior Dias Santos / Instagram
La sélection Instagram #536 : perceptions altérées
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine s’amusent à déformer leurs images. Ils et elles jouent avec le flou, la...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les images de la semaine du 1er décembre 2025 : surface et profondeur
© Carla Rossi
Les images de la semaine du 1er décembre 2025 : surface et profondeur
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes publiés sur les pages de Fisheye s’intéressent autant à la surface qu’à la...
07 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet