Passionné par les cultures et pays étrangers, Théo Saffroy s’est rendu au Kirghizistan, nation d’Asie centrale. À travers Kok Boru steppes by step, il documente un sport populaire et atypique, pratiqué sur des chevaux, et ses joueurs, aussi fous que touchants.
Au Kirghizistan, petit pays montagneux situé entre la Chine et le Kazakhstan, le sport national est le Kok Boru. Un jeu au cœur duquel deux équipes de cavaliers se disputent une carcasse de chèvre de quarante kilos. L’objectif ? La déposer dans le but adverse, le kazan. Violente, risquée, atypique, la pratique prend racine dans l’histoire nomade, où les hommes capturaient les loups, venant rôder, appâtés par le bétail, et s’en servaient comme d’une balle. Une démonstration de force, symbole de virilité et de courage – autant de qualités attendues de la part de guerriers. Pourtant, « malgré la brutalité des impacts, il y a une élégance, une harmonie du mouvement dans ce sport. C’est une sorte de danse frénétique où les cavaliers sur leurs cheveux s’enlacent puis se séparent », commente Théo Saffroy.
Fasciné par les portraits à la chambre d’Elliott Verdier, réalisés dans le pays, le photographe français s’est plongé dans les singularités de la culture asiatique, avant d’y voyager, découvrant ainsi ce jeu étonnant. « À force d’en parler, j’ai multiplié les contacts, et j’ai finalement réussi à échanger avec quelqu’un sur place. J’ai compris qu’il y avait une rupture depuis l’indépendance en 1991, une recherche d’équilibre, mais aussi un retour aux traditions nomades », raconte-t-il. Sur place, il rencontre Ruslan, une véritable légende dans le milieu du Kok Boru, qui a intégré l’équipe régionale en 1998. « J’ai vécu chez lui, avec sa famille durant plusieurs jours. Je l’ai accompagné durant ses entraînements et il m’a partagé la philosophie de son sport, ainsi que certaines légendes kirghizes », poursuit l’auteur.
Esthétique et informatif
Ce sont les histoires qui nourrissent Théo Saffroy. Les détails qui se révèlent, au contact des modèles, la profondeur que l’on perçoit dans des lieux inattendus. Au Kirghizistan, c’est au contact des joueurs qu’il découvre une philosophie touchante. « Les sportifs ont un sens du sacrifice impressionnant, une force de caractère et un altruisme qui illustrent un penchant optimiste de la société. L’histoire de Ruslan est touchante, car l’impact est collectif. Il ne reproduit pas seulement l’idéologie soviétique du partage des richesses, mais propulse les valeurs d’entraide de sa passion à la création d’une économie solidaire », explique-t-il. Car sur place, le prestige social dont jouissent les cavaliers aide la population à évoluer. « La communauté prend le relai des institutions défaillantes de l’État pour garantir un toit à tous les villageois. Face à la précarité du monde rural, ce sont les gains sportifs qui alimentent le budget du village », ajoute le photographe.
Et, pour faire transparaître cette sensibilité, Théo Saffroy se place au plus proche de ses modèles. Sur le terrain, il court dans tous les sens sur le sol humide, tente d’anticiper les déplacements des chevaux au galop pour capter des instants forts – et pour éviter les corps massifs des animaux. « Je me suis même placé dans le kazan et je me suis pris la carcasse en plein visage ! J’ai aussi failli mourir sur le cheval de Ruslan, en essayant d’attraper la chèvre. L’animal a senti le novice en moi et a commencé à galoper dans un fossé, j’avais tout mon matériel avec moi, c’était très violent », s’amuse-t-il. Mais les moments de calme, en dehors des parties endiablées, lui permettent aussi de s’immerger dans un monde inconnu, captivant. Tissant des liens avec les joueurs, il mange, boit à leur côté, apprend à connaître leur pratique pour mieux documenter leur existence. Paisibles, ses images éclairées par une lumière picturale apportent une douceur, une vulnérabilité bienvenue dans ce conte musclé. « Il y a toujours deux enjeux dans mes projets : esthétique et informatif », précise l’artiste. Entre vivacité exacerbée et sérénité, Kok Boru, steppes by step donne à voir les nuances insoupçonnées d’une pratique d’apparence triviale.
© Théo Saffroy