À travers ses tirages argentiques, Marie Pasichnichenko célèbre la nature imprécise du corps fragmenté. La photographe russe s’adonne ainsi à l’éloge d’une féminité trop souvent malmenée par un idéal de beauté chimérique.
« J’ai commencé à shooter des autoportraits à l’âge de 15 ans. J’aimais déjà observer les changements de mon corps. Je contemplais la gerçure de mes lèvres, la manière dont la couleur de mes yeux variait selon les rayons du soleil. J’analysais comment ma colonne vertébrale se courbait, quels grains de beauté apparaissaient »,
énumère Marie Pasichnichenko avec tendresse. Aujourd’hui âgée de 23 ans, la photographe russe s’est toujours plu à documenter les moindres métamorphoses de son enveloppe charnelle. Inspirée des clichés d’Anne Brigman et de ses longues promenades solitaires, elle perçoit quelques similitudes entre le corps et les paysages sauvages qu’elle traverse. Uniques par essence, ils ne peuvent être domptés. Car la nature reprend toujours ses droits, il faut les apprivoiser pour mieux les comprendre. Seule manière de vivre dans une harmonie pérenne.
« Mon appareil était doté d’un zoom qui m’aidait à observer la nature alentour depuis le 4e étage, se souvient l’artiste. Dans le jardin de mes parents, il y a un cerisier à grappes que j’ai toujours aimé regarder. Un jour, j’ai pris une photo que j’ai nommée “Rebirth”. On y voit une flaque d’eau et de nombreux pétales. Ils me rappellent que la nature est changeante, que ces superbes fleurs se fanent et s’étiolent aussi. Mais au fil du temps, elles bourgeonnent à nouveau, tout comme les lèvres gercées se réparent et craquent encore et encore. Même les imperfections peuvent être magnifiques. Il me semble que dès lors, la photographie a toujours été présente dans ma vie. » De cette analogie, une poésie de l’être s’engage et se déploie alors saison après saison. Le charme de la simplicité se mue en un éloge de la disparité.
Des sociétés dominées par les regards masculins
Mais cette conception bienveillante de la chair, développée dès l’adolescence, ne relève pourtant pas de l’évidence. « Comme beaucoup d’entre nous, à un certain âge, je me suis mise à la rejeter. L’autoportrait s’est alors transformé en thérapie », confie Marie Pasichnichenko. Pareilles à de petites cérémonies méditatives, ses séances se déroulent dans un silence absolu. La quiétude du corps sensible et solitaire devient la seule manière d’atteindre cette unité intelligible avec son for intérieur. Mais c’est après avoir commencé à immortaliser d’autres femmes qu’elle s’est rendu compte de la nécessité de reconstruire ensemble notre vision du corps. « Entendre mes modèles demander à être photographiées de telle façon à ce que, par exemple, les bourrelets soient dissimulés m’attriste énormément. Elles viennent pour être pansées alors qu’elles ne comprennent pas la principale raison de leur souffrance : la pression de la société », déplore-t-elle.
À l’image des paysages états d’âme, chers aux romantiques du 19e siècle, le corps traduit nos émotions. Il se creuse sous le poids des maux, s’arrondit quand la vie lui sourit. Grand témoin de nos tourments, il révèle tout autant les injonctions de nos sociétés, dominées par les regards masculins. « Je traite mes modèles avec respect, et mon travail est le reflet de mon attitude envers elles, affirme l’artiste. Je ne veux pas vulgariser mes nus féminins. Mon approche est minutieuse. J’ai l’impression que les hommes ne peuvent pas comprendre les femmes. Devant leur objectif, elles ne peuvent montrer qu’une beauté superficielle, rien de plus. » Loin des diktats d’une apparence lisse et conventionnelle, Marie Pasichnichenko immortalise les aspérités charnelles pour l’ipséité qu’elles suscitent. C’est cet aspect unique qui la fascine.
Faire renaître les femmes
Dans chacun de ses projets, les visages se dissimulent ainsi pour laisser place à des êtres désexualisés. Les nuances monochromes soulignent ces légers détails que seules les femmes semblent remarquer. Lignes anguleuses, courbes fractionnées, plis voluptueux, cicatrices apparentes ou varices saillantes… Les clichés soulignent tous ces éléments jugés disgracieux par nombreuses d’entre nous. Voulus impersonnels, Marie Pasichnichenko sublime ces fragments de peau de telle sorte à ce que chacune d’entre nous puisse se les réapproprier. Au cœur des images, ces défauts subjectifs témoignent alors d’une élégance discrète ou d’un raffinement insoupçonné. « S’il y a bien un message que je souhaiterais transmettre, ce serait de ne pas oublier que le corps est notre fidèle compagnon. Il faut l’aimer et non le négliger. La beauté réside dans toutes ses petites particularités », rappelle la photographe.
Car le corps est beau dans ses imprécisions, tout comme les espaces imparfaits dont elle se délecte au gré de ses pérégrinations. « J’immortalise souvent l’eau et les traces qu’elle laisse sur le rivage, explique-t-elle. La manière dont elle parvient à créer une variété de formes infinies me subjugue. Et si l’on compare les lignes des vergetures à celles dessinées par les vagues, on peut y voir des similitudes. Il en va de même pour les branches des arbres qui sont semblables aux veines qui parcourent nos tissus. » Aphrodite marquée par l’onde ou Gaïa imprégnée de sa terre, d’un regard, Marie Pasichnichenko fait renaître les femmes. En communion avec leur nature profonde, c’est cet embrasement de l’âme qui leur permet d’embrasser leur différence. Une manière poétique de se réapproprier un corps, trop souvent abandonné au jugement d’autrui.
© Marie Pasichnichenko