Avec The Drake, la photographe Tamara Reynolds raconte le quotidien des opprimés de Nashville. Une série qui humanise ceux que la société américaine préfère oublier. Une plongée sensible dans les affres de la dépendance et de la prostitution.
Nashville, Tennessee. Un jour d’errance, Tamara Reynolds pénètre dans un bar d’une partie oubliée de la ville. Assise sur un tabouret du comptoir, elle observe à travers la devanture l’étrange manège qui tourne autour de l’hôtel qui lui fait face. Nous sommes en 2016. Logé entre une des artères de la ville et le cimetière de Greenwood, The Drake est un de ces motels qui ont contribué au mythe américain. Dans ce quartier loin du centre-ville, la photographe fuit le renouveau de Nashville en plein boum immobilier. Celle qui est entrée dans le 8e art pour lutter contre le mal du pays veut retrouver l’authenticité de sa contrée natale. Elle part à la recherche des rares îlots épargnés par la gentrification, jusqu’à sombrer dans l’oubli.
« Au cours de ces cinq ou huit dernières années, explique-t-elle, Nashville est devenue une ville à la mode. Il me fallait redécouvrir des oasis qui ont échappé à l’embourgeoisement. C’est ainsi que j’ai trouvé The Drake. J’ai observé les trafics incessants autour de ce bâtiment décrépi. Je voulais en savoir plus. » Tamara Reynolds décide d’aller à leur rencontre. Elle leur dit pourquoi elle est là, prends le temps de discuter avec eux, de les comprendre, de les aider parfois. Elle finit par gagner leur confiance et revient presque tous les jours à leur rencontre pour les photographier ou simplement parler. La photographe plonge dans un monde sombre, gangrené par la drogue et l’exploitation humaine. Un monde en souffrance, un monde qu’elle connaît.
La plénitude de leur humanité
Tamara Reynolds compte de nombreuses publications nationales (New York Times, Time Magazine, Rolling Stone…), et des commandes commerciales. Elle est une professionnelle expérimentée : elle sait appréhender son sujet, le maîtriser et créer un récit. Mais The Drake résonne comme un écho à sa vie. « Je suis une alcoolique en rémission, confie-t-elle. Ma nièce, qui est une de mes inspirations, est toxicomane en voie de guérison. Son histoire ressemble beaucoup à celles que j’ai pu entendre auprès des femmes que je rencontre dans la rue. Pendant les années où je réalisais The Drake, je lui rendais souvent visite en prison puis en centre de désintoxication. C’est elle qui m’a donné le courage de continuer le voyage que je venais d’entreprendre dans leur monde. »
Dans cette série composée essentiellement de portraits, la photographe répond à l’une des principales interrogations. Qui sont ces femmes et ces hommes relégués au ban de la société, amenés à faire d’un motel le centre de leur existence ? « Il s’agit d’un microcosme constitué de méprisés, de marginaux, de déplacés. Ils s’accrochent comme ils peuvent à une époque où l’afflux d’argent et le développement de l’urbanisme creusent des écarts exponentiels entre les riches et les pauvres. La prostitution, le deal, les travaux clandestins sont des moyens de maintenir leur dépendance à l’alcool, au crack et à l’héroïne et par là même, leur soumission. » Tamara Reynolds utilise donc son art dans une tentative de réintégration : « Je suis obligée de les rendre visibles. Je dois montrer leurs corps dans leur environnement, trouver la forme, les textures, les couleurs et la lumière qui traduiront la plénitude de leur humanité. »
Guidée par la conviction
Se lancer dans un tel projet, lorsqu’on a une si profonde proximité avec son sujet, peut relever d’un numéro d’équilibriste. Il serait facile se perdre ou de dénaturer le propos. Mais Tamara Reynolds est guidée par une conviction qui l’habite depuis longtemps. « La série The Drake reflète mon engagement dans la lutte contre une société qui a fait le choix de ne pas reconnaître ou, pire, de faire disparaître les citoyens marginalisés », affirme-t-elle. Il convient donc de se demander ce que les politiques publiques et différentes organisations d’aides aux démunis souffrant d’addiction font pour faire revenir à la vie ceux qui contemplent la mort. Les gouvernements successifs, notamment aux États-Unis, n’ont-ils pas participé à cette descente aux enfers ?
Au milieu des années 2010 éclate dans toute l’Amérique du Nord la crise des opioïdes. L’État du Tennessee s’en trouve durement touché. Pour rappel, avec la bénédiction des services de santé et de réglementation américains, l’État autorise la commercialisation de l’OxyContin dont les réels effets sont minimisés par les laboratoires à grands coups de lobbying. Ce produit censé soulager les douleurs engendrées par certaines maladies et leurs traitements crée une véritable dépendance pour ceux qui le prennent. Un marché parallèle se met en place, l’OxyContin est détourné de son usage curatif. En 2017, il est décidé de changer la composition du médicament pour en éviter les utilisations frauduleuses, mais aussi pour garantir l’immunité des fabricants. Des dizaines de milliers de consommateurs se retrouvent dans un état de manque profond et se tournent vers des produits de substitution tels l’héroïne et le crack.
Le déni de la dépendance
Malgré cette situation dramatique, Tamara Reynolds ne désespère pas et veut croire qu’une solution est possible. « L’épidémie d’opioïdes ravage le pays depuis des années, analyse-t-elle. Le Tennessee avait le troisième taux de prescription du pays. La puissance des lobbies pharmaceutiques, l’implication des cartels, l’inefficacité des politiciens et du DEA (police antidrogue étasunienne, NDLR) n’ont rien arrangé. La présidence de Biden amènera peut-être plus d’empathie et enfin un changement. Mais je crois avant tout aux initiatives comme Thistle Farm (un centre d’aide à la réinsertion des femmes victimes de la prostitution et/ou de l’addiction aux drogues, NDLR) d’où ma nièce est sortie. Je constate son rétablissement, c’est miraculeux ! Mon espoir est de voir ce type de programme se développer et prendre racine dans chaque communauté. Cette expérience m’a appris une chose : devenir accro est progressif et prévisible. Cela m’a montré comment j’aurais pu finir si j’étais restée dans le déni de ma dépendance. »
© Tamara Reynolds