Dans l’ouvrage Kinderszenen, le photographe belge Lionel Jusseret lauréat du Prix Levallois 2020, poétise la vie, à la fois douce et brute, d’enfants atteints d’autisme. Un conte visuel émouvant et poignant. Rencontre.
Fisheye : Qui es-tu ?
Lionel Jusseret : Je suis né dans le Borinage, en Belgique, en 1989. De 2007 à 2012, j’ai étudié la réalisation à l’école de cinéma belge l’INSAS où je me suis rapidement orienté vers le cinéma du réel. Dès ma sortie de l’école et par unique souci de légèreté, j’ai débuté la photographie. Je voulais avoir l’appareil constamment dans ma poche pour travailler la matière-image au quotidien. Comme un artisan. Et puis la caméra-stylo est devenue appareil photo tout simplement par ce que je suis quelqu’un de visuel.
Comment définis-tu ton approche du médium ?
Du réel avant tout. Ma méthode de travail me vient de cinéastes tels que Robert Flaherty et Johan van der Keuken. L’immersion et la durée – mes maître-mots – permettent une véritable compréhension du sujet et d’entrer possiblement dans une sphère d’intimité. Ce n’est ni plus ni moins de l’observation active, méthode de recherche en sociologie. Avec la durée, je connais le terrain, la lumière et les saisons. Comme une grammaire. Il n’y a alors plus qu’à trouver ce que je recherche en tant que photographe, mais aussi en tant que narrateur : l’imprévisibilité.
Comment t’est venue l’idée de réaliser le livre Kinderszenen ?
L’idée est arrivée lors de la rencontre avec les enfants, dits autistes, de l’association J’interviendrais. Celle-ci propose à ces enfants, non-verbaux pour la plupart, de vivre des vacances à la campagne, loin des murs de leur appartement ou de leur institution. Entre douceur pure et ultra violence, la rencontre avec eux est une histoire de magie. Pas de mode d’emploi. Il sont uniques. L’idée d’écrire une forme de conte photographique m’est arrivée après quelques semaines passées parmi eux.
Que signifie le titre ?
Kinderszenen ou Scènes d’Enfants
est une œuvre au piano de Robert Schuman composée de treize pièces. Lorsque j’étais enfant, j’ai longuement répété la 7e, Traumereï (Rêverie). Dès les premières images en 2013, je tenais à leur donner ce nom pour le côté lyrique. Mais finalement, d’autres images aux tonalités différentes sont apparues et la pièce est devenue symphonie.
Comment réagissaient les enfants à la vue de ton boîtier ?
Certains s’en fichaient, d’autres pas et ça ne veut pas dire nécessairement qu’il vont accepter de donner quelque chose d’eux pour une possible photographie. Chaque rencontre est unique. Si je me cache derrière mon appareil, j’ai peu de chance de revenir avec une image. Je dois laisser l’appareil de côté et aller à leur rencontre. Ce n’est qu’à l’intérieur de cette rencontre que peut se créer une forme de lien.
Quelle importance as-tu accordée à l’insertion de poèmes dans cet ouvrage ?
Les poèmes sont de Babouillec Sp et la postface de Josef Schovanec. Ce sont deux auteurs autistes qui tous deux (parmi d’autres) ont largement contribué à faire évoluer la représentation de la personne autiste. De « malade » à Personne. D’objet à sujet. C’est très important. À travers mes images, je tiens à marcher dans leur trace à ma manière de non-autiste. Ils m’ont beaucoup inspiré, c’est pourquoi j’avais très envie de collaborer avec eux.
Et aux illustrations ?
La forme du livre s’est imposée au moment où Éric Cez, mon éditeur, m’a parlé de son intention de conserver les treize pièces pour le futur livre. Celles-ci sont devenus chapitres et j’ai commencé à ouvrir de vieux livres de contes pour m’inspirer. Ces types de récits chapitrés sont souvent illustrés et font écho à l’imaginaire collectif. Je voulais que l’évocation des beaux livres d’histoires soit évidente. C’est donc aussi en toute logique que j’ai fait appel à ma sœur Zoé Jusseret, auteure de bande-dessinée et illustratrice, avec qui je partage la même essence de l’enfance dans mes images, pour travailler avec moi sur l’ouvrage.
Quelles sont tes sources d’inspiration au quotidien ?
J’ai déjà parlé de Johan van der Keuken et Robert Flaherty. Je pourrais aussi citer les cinéastes Klimov, Tarkovsky, Paradjanov et Illienko de l’école poétique de Kiev pour leur lumière quasi mystique et leur focale « mentale » que j’ai beaucoup repris dans mon travail.
Chez les photographes, Jane Evelyn Atwood pour la méthode, et pour les couleurs, Dolorès Marat, Harry Gruyaert, Alex Webb pour ne citer qu’eux.
Un dernier mot ?
On dit que les autistes sont dans leur bulle, mais ce n’est pas vrai du tout. Leur manière d’intérioriser le monde extérieur est très différente de la nôtre. Je suis donc attentif à ce « langage » qui leur est propre à chacun. Et soudain, je le saisis. C’est magique. C’est l’imprévisibilité. La relation est juste. Je fais une photo. Deux secondes plus tard, le « langage » a changé. Mystère. Il faut tout recommencer. J’ai tendance à croire qu’au final, c’est leur énigme que j’ai le mieux photographiée.
Kinderszenen, Éditions Loco, 39 euros, 198 p.
© Lionel Jusseret