Christian Boltanski présente, dans le cadre du festival Images Vevey, Chance, une installation monumentale questionnant les thèmes de la naissance, du hasard et du destin. Une œuvre qui s’insère pleinement dans la programmation « Unexpected. Le hasard des choses ». Rencontre avec l’artiste.
Fisheye : C’est entre autres grâce à votre œuvre Chance que Stefano Stoll, le directeur de festival Images Vevey, a construit la programmation de cette 7e édition autour de la question du hasard : « Unexpected. Le hasard des choses ». Vous avez conçu cette œuvre monumentale pour le Pavillon français de Venise, près de dix ans plus tôt, comment avez-vous vécu sa renaissance ?
Christian Boltanski : Chance
est une pièce ancienne, montée à l’occasion de la biennale de Venise (2011), et qui a depuis été montrée à Sydney, à Rio de Janeiro, et à Shanghai. C’est donc une œuvre que je connais bien. À chaque fois, elle a été détruite – comme 80% de mes œuvres – et à chaque fois, nous l’avons refaite. C’est une nouvelle interprétation de l’œuvre. La salle des Castillo m’intéressait comme espace, j’étais donc heureux de la redessiner dans ce lieu qui est tout à fait pertinent. Chance au festival Images Vevey, c’est à la fois la même œuvre et pas la même œuvre. C’est comme une partition, rejouée différemment par tel ou tel pianiste. Chance est une œuvre assez compliquée à faire fonctionner, et à installer. Elle est ici bien interprétée, j’étais donc content de la revoir.
Comment définiriez-vous la chance ?
La chance est un hasard heureux.
L’œuvre se compose d’un échafaudage sur lequel sont disposés des écrans et un rouleau en mouvement où défilent des photographies de bébés à toute vitesse. Plus loin, un écran mêle des portraits de nouveau-nés et de personnes âgées. Comment vous est venue l’idée d’un tel projet ?
Le hasard est un thème qui a toujours habité mon travail. Il y a environ trente ans, j’ai réalisé à Berlin une pièce intitulée La maison manquante, en réaction aux bombardements de 1945. Il y avait l’escalier A, B et C. L’escalier B avait reçu une bombe, pourquoi lui ? Pourquoi l’escalier A et C n’avaient-ils rien eu ? Pourquoi quelqu’un vit, et un autre meurt ? Une vieille question qui n’a toujours aucune réponse.
Je traite cette même thématique avec la pièce qui a précédé Chance, et qui s’intitule Personne : des milliers de vêtements qui ne représentaient plus personne, je questionnais ici le hasard de la mort. Imaginez une route et un groupe d’amis, et des mines. Certains d’entre eux sautent en l’air, tandis que d’autres continuent de marcher…
Dans Chance, des images de bébés défilent au hasard… Qui sont-ils ?
Les images de nourrissons proviennent du journal polonais Gazeta. Il y a une quinzaine d’années, l’équipe du quotidien a décidé, pour remonter les ventes du week-end, d’insérer des pages présentant les bébés nés dans la semaine. Les parents heureux, entre autres, achetaient des exemplaires. Inutile de vous dire que les ventes ont augmenté. Il ne s’agissait pourtant que de pages blanches, des bébés dont la vie n’était pas faite. Aujourd’hui, ces enfants doivent avoir une quinzaine d’années, mais à l’époque, ils avaient leur existence devant eux.
À l’étage, on découvre une autre pièce, un écran mélangeant au hasard les portraits de ces bébés et des Suisses anciens, morts…
Cet écran et ce qu’il diffuse symbolisent le début et la fin de la vie, le tout formant un être hybride. Une apparition ludique. En créant un être composite, on montre qu’il y a une continuité entre ces morts et ces bébés, et plus largement entre la vie et la mort, ces êtres hybrides en sont la preuve. Ceux-ci qui sont encore une fois le fruit du hasard, car on peut créer des milliers et des milliers d’êtres, et voir apparaitre une fois sur 10 000, ou peut-être bien une fois sur 20 000, un personnage entier…
Chance questionne aussi notre rapport à l’identité et à l’avortement…
L’identité est importante pour un nombre considérable d’individus. Elle provient de l’instant où nos parents ont fait l’amour – trois secondes après, notre identité est créée. Et à quelques instants près, j’aurais pu être autre, et vous aussi d’ailleurs. Il était peut-être écrit que vous deviez naître – la destinée – ou bien c’est le hasard qui a choisi.
C’est aussi une pièce qui traite de l’avortement. Chance présente des bébés dans les limbes. De temps en temps, lorsque retentit la sonnerie, il y en a un qui naît – pour le bien ou pour le mal. Tandis que les autres sont en attente de naître. L’avortement est une chose étrange. Je n’ai pas fait d’enfant, mais j’ai eu des milliers de possibilités de naissances. Pourquoi cet être vient-il au monde ? Il s’agit d’une question universelle et récurrente dans mon travail. Je ne crois pas du tout aux réponses. Je pense que l’art pose des questions, qui elles-mêmes amènent à d’autres questions. Le hasard ou la destinée ? Pourquoi les limbes ? Pourquoi avorter ? Pourquoi moi-même n’ai-je pas été avorté ? Pourquoi suis-je né ?
Est-ce que vous croyez au hasard ?
La question du hasard est d’ordre religieux. Si on croit à la destinée, c’est qu’on pense que les choses sont écrites. Je ne crois pas à la destinée, et je ne suis pas religieux, donc je pense que c’est le hasard.
Selon le poète Friedrich von Hardenberg alias Novalis, « Jouer c’est expérimenter le hasard », qu’en pensez-vous ?
Je pense que ceux qui pensent qu’ils sont plus forts que le hasard sont ou Dieu ou le diable. Et ceux qui disent qu’ils gagnent toujours sont forcément le diable. On ne peut pas être plus fort que le hasard, ou alors cela n’est plus du hasard. Cela serait la connaissance.
Parmi d’autres questions essentielles, vous abordez la thématique de la disparition et de la mort, et Chance – notamment la version présentée à Vevey – propose une vision plus positive…
Il s’agit d’une vision plus positive, car c’est une œuvre ludique. La lumière comme le bruit font référence à la fête foraine, comme est Venise. Et puis, ces deux grands panneaux qui annoncent, en direct, le nombre de naissances et de décès (à partir de données récoltées sur un site) offrent des éléments optimistes : il y a plus de personnes qui naissent que de personnes qui meurent. Cela relativise l’importance de notre mort. La vie continue. Et d’ailleurs, la seule raison de continuer pour moi est le fait que le monde continue.
Diriez-vous que vous êtes optimiste de fait ?
Je ne sais pas ce que cela veut dire. Je dirais que je suis un heureux tempérament, mais je pense que la vie est tragique. Je suis plutôt positif sur le plan personnel, justement parce que je sais tout cela.
Vous dites souvent que c’est celui qui regarde qui termine l’œuvre… Avez-vous eu des retours de visiteurs particulièrement surprenants au sujet de Chance ?
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est que le spectateur ne soit pas simplement devant une œuvre, mais plongé dedans, d’où la nécessité du bruit.
La beauté des arts visuels est plus ambiguë que la parole, excepté la parole politique, et donc chacun peut voir ce dont il a envie, et ce qu’il a besoin de voir. Si quelqu’un me dit que cette pièce est très amusante, alors j’en suis heureux, et si quelqu’un me dit que cela le fait réfléchir, cela me plait aussi.
Quel lien entretenez-vous avec le 8e art ?
Je n’ai jamais pris une photo de ma vie. Je ne m’intéresse pas beaucoup à la photographie. Je n’ai pas de culture photographique. Mon téléphone est plein d’images qui me touchent, mais je n’en connais pas les auteurs et aucune d’elles ne va lancer un nouveau projet. Je suis par exemple bien plus influencé par Pina Bausch qu’aucun photographe. J’ai utilisé la photographie comme un lien au réel. Comme disait Barthes, « la photographie fait preuve ». Je l’ai utilisée comme les publicistes utilisaient des journaux pour leurs productions, tout comme les dadaïstes. J’aime certains grands photographes – il y en a tellement – mais je ne sais pas photographier, je m’en sens incapable. J’ai fait des photographies, mais qui étaient des photographies volontairement dérisoires et non de belles images (Les Images modèles). La photo renvoie à un sujet absent, elle renvoie à l’absence. Et comme disait Barthes : dès qu’une photo est prête, c’est mort. C’est cela qui m’intéresse.
Vous avez beaucoup enseigné, quel serait, aujourd’hui, votre conseil à un photographe qui se lance ?
Attendre et espérer. Il n’y a rien d’autre à faire.
Chance Christian Boltanski © Laetitia Gessler