Immersion dans l’absurde avec Didier Bizet. Ce photographe français rapporte de son séjour en Corée du Nord des images tronquées et jonchées de références. Une vision humoristique du pays le plus secret du monde. Entretien.
Fisheye : Comment as-tu préparé ton périple ?
Didier Bizet : Mon périple n’a pas été préparé. Organiser un voyage en Corée du Nord demande un minimum d’attention de la part des autorités. Les visites étaient attendues et font partie des circuits routiniers que tout touriste se réjouit de faire dans le pays des Kim.
Comment décrirais-tu ton livre intitulé Le grand mensonge ? Est-ce un recueil de souvenirs falsifiés ou le récit d’une mise en scène généralisée ?
Le grand mensonge est avant tout une dénonciation du système Nord-Coréen traité de manière ironique. C’est donc bien le récit d’une mise en scène généralisée. La falsification d’images est une habitude au sein des régimes communistes et fascistes. En 1917, Lénine utilisait cette technique afin de faire disparaître des personnages antagonistes de la société politique. La logique voulait que j’utilise cette technique pour aborder le mensonge en Corée du Nord.
D’où est née cette idée de créer ta propre vérité sur ce pays qui n’est que mensonge, et donc de trafiquer tes images ?
Mis à part quelques-uns qui proposent un travail autour du portrait, tous les photographes ayant séjourné en Corée du Nord produisent les mêmes images. Le fond est identique : l’information que l’on délivre aux lecteurs ou visiteurs occidentaux est inexistante. On ne connaît pas mieux les Nord-Coréens ni ce qu’ils pensent. Il est compliqué d’approcher un habitant de Pyongyang. Que faire alors de ces images dont les légendes ne révèlent qu’une description rudimentaire ?
Documenter de manière objective la Corée du Nord est un exercice périlleux. Seuls les Nord-Coréens qui ont fui le régime au sud peuvent dévoiler leur propre vérité, publiée par la suite par des journalistes étrangers. Pour avoir des réponses à cette question, j’ai dû m’interroger sur la nature même de mes images. Que racontent-elles ? Que voit-on ? Nous apprennent-elles quelque chose ? Les seules informations dont nous disposons proviennent de rumeurs, relayées par la presse.
Comment as-tu travaillé tes images qui regorgent de références ?
J’ai passé en revue mon millier d’images, et j’ai tenté d’élucubrer sur chaque photo une histoire à raconter. Une fois les « petites histoires » imaginées, je devais trouver une possible vérité à associer. Dans cette quête d’idées-montages, j’ai travaillé à partir de rumeurs justement. Les références sont obligatoires, elles caractérisent l’avancement des libertés du pays, et le situent dans sa progression économique.
Que souhaites-tu provoquer chez le lecteur ?
J’invite le lecteur à se poser les bonnes questions à propos de la Corée du Nord. Mon autre intention était de susciter un sourire, tout en rendant compte des absurdités véhiculées par cette société mensongère.
Je souhaitais également qu’il se perde au fil des pages comme dans un « Où est Charlie ? » et qu’il découvre les énigmes planquées dans les saynètes. Quand on voyage dans ce pays, on s’interroge beaucoup, et on a beau chercher, on ne trouve pas. C’est finalement une ballade photographique à la « Plonk & Replonk » (un collectif d’éditeurs de La Chaux-de-Fonds, spécialisé dans les photomontages et les détournements de cartes postales Belle Époque, NDLR) qui laisse le lecteur dubitatif dans un monde discipliné, obéissant et absurde.
Quel lien les Nord-Coréens entretiennent-ils avec la photographie ?
Bonne question, aucune idée ! L’iconographie qui se manifeste via les images de propagande est omniprésente en ville comme à la campagne. Les artistes de la propagande sont formés à l’école des beaux-arts. Quant à la photographie, seuls les portraits des leaders décédés sont autorisés. Il est d’ailleurs exigé qu’ils soient accrochés dans les appartements, les institutions, et le journal du parti qui laisse une petite place à l’actualité – ou plutôt à la propagande !
Un mot quant à la maison d’éditions Revelatœr ? Était-ce indispensable pour toi de publier ce travail au sein d’une maison que tu as fondé ? Est-ce là une manière de te sentir plus libre pour témoigner ?
Les deux premiers ouvrages Le grand mensonge et In God we trust de Cyril Abad ont été coédités avec l’éditeur Pyramid. C’était une opportunité de démarrer cette maison d’édition avec deux titres décalés.
Tu es parti en Corée en 2012, ton livre a été publié en 2020, qu’est-ce qui explique ce délai ?
Ce livre sur la Corée du Nord est le fruit d’une 3e maquette que j’entreprends. Les deux premières tentatives ont échoué, il est difficile de renouveler la thématique nord-coréenne. Ceci explique le délai de tergiversation.
On a beau connaître le régime du pays, et ses pratiques, qu’est-ce qui t’a, malgré tout, le plus choqué ? Et quel a été l’instant le plus surréaliste que tu aies vécu ?
Non, on ignore fondamentalement ce qui nous attend. Ce pays est une énigme – vue de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. Le régime ne montre rien d’inconvenant ni de déplaisant. Bien au contraire, la visite du pays est une parfaite propagande bien huilée, qui a sans doute dû convaincre plus d’un touriste. Mon souvenir restera sans doute les « Arirang Mass Games » : il s’agit de spectacles donnés dans le plus grand stade du monde par des milliers de gymnastes.
Sur place, tu as été accompagné par deux guides, que retiens-tu de vos interactions ? As-tu réussi à leur soutirer des informations ?
Mes guides étaient très accueillants. Il y avait une étudiante timide avec un niveau de français tout à fait convenable. Et puis un homme au français impeccable avait déjà « roulé sa bosse » en Afrique sur des chantiers nord-coréens. Contrairement à la jeune fille qui était d’une naïveté désarmante, le guide avait connu l’occident, et savait ainsi discerner la discordance entre nos sociétés capitalistes et la Corée du Nord. Il faut savoir qu’un touriste occidental en Corée du Nord est un loser, un menteur, un capitaliste, et qu’il est considéré comme un détracteur. Mais il sera toujours le bienvenu !
Quelqu’un a-t-il vu ton livre en Corée du Nord ? Es-tu sur liste noire désormais ?
Non. Aucune idée si mon nom apparaît sur la liste noire. Mais il est probable que oui. Je ne pourrai sans doute plus travailler à nouveau sur le pays sur le moyen/long terme. Et c’est non sans regret.
Comment se sent-on après 15 jours passés dans l’antre du mensonge ?
Ce voyage a été somme toute sympathique. C’est un pays splendide aux vallées très vertes. Le même genre de paysages que l’on peut retrouver au Vietman. Il est impossible de se faire une vérité sur le pays, avant, pendant et après un séjour chez les Kim.
Depuis l’extérieur, quel est ton sentiment sur l’évolution du pays ? Que retiens-tu de la Corée du Nord, huit ans plus tard ?
Le pays s’est modernisé bien sûr avec son partenaire et voisin chinois. Les technologies dans le monde ne sont plus réservées aux pays élites. La Corée du Nord est désormais l’un des pays les plus redoutables en matière de cyber attaques. Ces dernières années, un groupe de hackers nord-coréens – le APT38 – serait à l’origine d’une série de cyber attaques visant plusieurs banques internationales. L’objectif ? Subtiliser, pour le compte de Pyongyang, près d’un milliard de dollars. Selon un reportage diffusé dernièrement sur la BBC, le régime de Pyongyang serait capable de produire et vendre à qui veut des armes (chars, missiles) et serait également un leader sur le marché de la drogue de synthèse.
Un mot quant au titre et au choix de l’image de couverture ?
J’ai choisi le titre Le grand mensonge mais j’aurais très bien pu nommer cet ouvrage Le peuple est mon Dieu. C’est à partir du règne de Kim Jong-il (le fils de Kim Il-sung) que le pays s’est lancé, afin de survivre, dans une stratégie de mensonges fantasmagoriques. Un ado mâchant un chewing-gum est une provocation naturellement complaisante.
La photo la plus absurde ?
L’une des plus absurdes est sans doute la poupée gonflable cachée à l’entrée de l’aquarium de Pyongyang. Selon Amnesty International, un Nord-Coréen ayant visionné une vidéo pornographique avec son épouse et une autre femme aurait été exécuté. Toute la ville aurait été contrainte d’assister à sa mise à mort. Cette rumeur est totalement risible, et malheureusement, elle peut s’avérer vraie. Le sexe est un sujet brûlant pour les jeunes Nord-Coréens, j’avais l’obligation de l’évoquer d’une manière ou d’une autre.
Et ta photo préférée ? Pourquoi ?
Une de mes photos préférées donne à voir une Nord-Coréenne visible de dos, devant un manège. Elle semble seule, et parait tourmentée. La situation des femmes en Corée du Nord-est très critique. En 2018, Human Rights Watch a affirmé dans un rapport reposant sur des témoignages de réfugiés qu’en Corée du Nord, les femmes pouvaient être abusées sexuellement par des policiers ou autres représentants de l’État, et ce, en toute impunité. À la lecture du rapport, il me semblait évident que la référence à la série The Handmaid’s Tale (La Servante Écarlate en français, NDLR) était incontestable. J’ai rajouté une coiffe blanche et colorisé sa robe traditionnelle en rouge.
Dans une de tes images se cache un doigt d’honneur. Est-ce cela ton message : un fuck à la propagande et à ce pays fait de contraintes ultimes ?
Les Nord-Coréens sont dans l’impossibilité de manifester un quelconque avis sur leurs conditions, la jeunesse est contrainte de grandir dans un système dictatorial, et ce, dès leur plus jeune âge. Ils sont formatés très tôt à ce système qui va les accompagner jusqu’à l’âge adulte. Faire face au pouvoir est un geste de rébellion qui n’a pas de sens en Corée du nord. Un doigt levé n’est qu’une plaisanterie visuelle qu’aucun nord coréen n’oserait imaginer. Oui c’est un « fuck » à la dictature, un « non » à l’ordre, un « non » à l’autorité et à l’absolutisme. Et un grand « oui » à la liberté de la jeunesse nord-coréenne !
Trois mots pour décrire la Corée du Nord ?
Kim, Kim, Kim.
Le grand mensonge, Éditions Révélatœr x Pyramyd, 25€, 176p.
Le grand mensonge © Didier Bizet