Dans Tonatiuh, Juan Brenner, partait sur les traces de ses origines, au Guatemala, et documentait les conséquences d’une colonisation éprouvante. Il poursuit, aujourd’hui, ce travail d’envergure dans The Ravine, the Virgin & the Spring, un ouvrage réalisé en plein confinement. Un récit aussi intime qu’historique, ancré dans la ville de Guatemala, aussi splendide que dangereuse. Entretien.
Fisheye : The Ravine, the Virgin & the Spring peut être lu comme une suite de Tonatiuh, série dans laquelle tu explorais ton héritage guatémaltèque. Qu’as-tu appris depuis ?
Juan Brenner : Tonatiuh a changé ma vie. J’avais démarré ce projet à une période difficile, où je me sentais perdu, à la fois personnellement et professionnellement. J’avais besoin de me retrouver, de reconnaître l’artiste en moi, que je pensais avoir perdu depuis des années. J’ai réalisé à ce moment que la photographie était un outil malléable, qui me permettait de communiquer à ma manière, à travers des images directes qui cachent, derrière leur apparente évidence, de nombreuses significations.
Tonatiuh m’a donc aidé à me fier à mon instinct, à faire ce en quoi je crois. Sans ce premier projet, je n’aurais jamais pu réaliser The Ravine, the Virgin & the Spring. Je ne me pensais alors pas capable de construire des narrations visuelles cohérentes.
Pourquoi as-tu souhaité continuer à travailler sur cette nation ?
Étant guatémaltèque, j’ai, pendant de nombreuses années, essayé d’échapper à cette réalité – à la fois géographiquement et conceptuellement. Je voulais absolument me fondre dans le premier monde, et pour y parvenir, il me fallait abandonner mes origines. Mais je ne perçois pas cela comme une erreur : ça m’a permis de forger ma mentalité, mon éthique de travail, et ma manière de voir la société.
Maintenant que je suis de retour dans mon pays natal, et que j’ai entamé de longues recherches, j’ai l’impression de mieux comprendre le monde. Je n’aurais pas pu, plus jeune, appréhender les réalités, les histoires que je photographie maintenant. La Méso-Amérique – et plus généralement les nations conquises par les Espagnols – ont beaucoup de similarités. J’ai envie de comprendre les répercussions de l’histoire qui s’est déroulée sur ce continent.
Quelles sont ces réalités ?
Le Guatemala est un pays très dangereux, et la ville de Guatemala (qui compte environ 3 millions d’habitants) vit une situation très complexe. C’est une métropole construite pour héberger beaucoup moins de population, et il devient difficile de s’y déplacer. Par conséquent, les personnes y construisent leur propre dynamique, pour se sentir à l’aise et en sécurité. C’est un endroit très égoïste.
Mais d’un autre côté, bien que la vie y soit difficile, c’est l’un des plus beaux lieux que j’ai pu voir, et son énergie est merveilleuse.
Tu mentionnes, dans ta série, les « bulles » que nous créons, qui reflètent notre propre réalité. Comment l’envisages-tu, personnellement ?
Ma propre vision du réel, aujourd’hui, est très fragile. J’habite depuis plus d’une décennie au Guatemala, après avoir passé dix ans à New York. Le changement est donc difficile mentalement, mais cette pression me pousse à devenir la meilleure personne possible.
La photographie a été un outil merveilleux pour m’aider à comprendre cette réalité. En cherchant, en essayant de comprendre le passé, j’ai développé des narrations, et analysé mon propre présent. Je peux ainsi choisir la forme que prendre mon travail – je m’attache désormais à créer mon propre mythe, et à montrer au reste du monde comment je le perçois.
Qu’as-tu retenu de l’histoire du Guatemala ?
Qu’il s’agit d’un sujet complexe et profond. Après trois ans de recherches, je commence seulement à comprendre les nuances de l’histoire de ce pays – mais, encore une fois, son passé ressemble à celui d’autres nations, ce qui élargit ma perspective. Le concept de colonisation est ancré dans notre cerveau, d’une telle manière qu’il est difficile de le définir. Les élites au pouvoir parviennent aisément à nous faire croire que ce processus est normal, nécessaire, même, lorsqu’il s’agit d’aider un pays à se développer.
Mais ce n’est évidemment pas le cas.
Bien sûr. Le territoire que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Guatemala a subi beaucoup de pression ces mille dernières années, même avant l’invasion des Espagnols. Les peuples Kaqchikel, Mam, Tzutujil et K’iche étaient en guerre perpétuelle pour le contrôle des terres. Et après l’arrivée des colons et ses conséquences traumatiques, nous avons dû faire face à trois siècles humiliants et sombres, dominés par la colonisation.
Si le 20e siècle a été synonyme d’avancement, de développement des technologies, il a également porté un conflit national, déclenché par les politiques d’extrême droite – encouragées par le gouvernement américain. Une guerre qui a duré plus de trente ans, de 1960 à 1996. Il faut enfin ajouter à cela le tremblement de terre de 1976, qui a frappé le pays en plein milieu de cette guerre, qui a détruit environ 80% des infrastructures du pays et tué plus de 25 000 personnes.
Et aujourd’hui ?
Tout cela n’est que le sommet de l’iceberg ! Nos constructions historiques et sociales ont été influencées par tellement de problématiques anthropologiques et sociopolitiques, que cela en devient écrasant. Les activités des narcogangs sont probablement les enjeux les plus sérieux de notre réalité contemporaine, et je dois dire que le futur semble bien sombre.
Comment la pandémie a-t-elle influencé ta manière de traiter ce sujet ?
Ce projet est définitivement mon « projet de pandémie ». Alors que j’étais en train de réaliser mon prochain livre, Genesis, le pays entier s’est arrêté de fonctionner, et nous avons dû nous enfermer, en quarantaine, pendant des mois. J’avais tellement d’énergie qu’il me fallait créer. Depuis que je me suis remis à la photographie (j’avais arrêté pendant sept ans avant de démarrer Tonatiuh), je travaille des choses que je n’ai jamais essayées avant, et la street photography en fait partie. Je n’avais encore jamais erré dans les rues, en « chassant » des images. J’ai donc décidé de le faire à Guatemala, avec un Mamiya RZ67 (ceux qui s’y connaissent sauront que c’était un pari fou !)
Comment as-tu vécu cette expérience ?
La ville était déserte, et donnait une impression de sécurité. J’avais la sensation que personne ne me dérangerait. Si je ne voulais pas réaliser de portraits au départ, ils se sont imposés à moi. Il était impossible de capturer l’âme d’une ville sans ses habitants, alors j’ai cédé. C’était difficile de travailler avec des gens, parce que je ne voulais pas qu’ils portent de masque sur les photos. Il me paraissait important de ne pas réaliser d’images « datées ».
Tu nous expliques l’origine de ton titre, The Ravine, the Virgin & the Spring ?
La ville de Guatemala a été planifiée dans les années 1700. La vallée où se trouvait la partie historique de la ville s’appelait « la Vallée de la Vierge », ce qui m’a toujours rappelé la religion, et la façon dont elle nous a modelés de bien des façons. Si certaines étaient bonnes, sa présence apporte tout de même une aura oppressante.
À l’origine, la ville était entourée de ravins et de terrains accidentés. Imaginée pour accueillir 150 000 habitants, elle en possède aujourd’hui près de 3 millions, il faut donc imaginer les effets de cette croissance exponentielle sur l’urbanisme et les flux de population ! Ces ravins rendent aujourd’hui les mouvements difficiles, au sein de la ville, et une dynamique sociale à part est née de ces zones. Les pauvres sont les plus affectés, et les riches vivent dans des espaces résidentiels – certains très proches des terrains dangereux. C’est difficile de voir à quel point la société est polarisée.
Enfin, la météo : Guatemala est surnommée « la terre de l’éternel printemps ». Le temps y est idéal, jamais trop chaud, ni trop froid. Je crois profondément que c’est pour cela que notre société ne s’effondre pas !
Tu nous en dis plus sur tes choix esthétiques ?
Comme je l’ai déjà dit, j’ai essayé de nouvelles choses, dans ce projet. J’ai donc dû me sortir de ma propre bulle pour pouvoir faire l’expérience de la ville. Certaines zones photographiées sont très dangereuses, intenses, et je voulais malgré tout donner une dimension calme et paisible à ma séquence d’images.
Je suis aussi très influencé par la musique, et j’aime comparer mon travail à des « faces B » : mes images sont des pistes cachées que personne ne remarque jusqu’à ce que finalement, on en tombe amoureux à la première écoute.
La série possède une dimension onirique. Peux-tu nous parler de tes compositions et ta palette de couleurs ?
La plupart des images ont été imaginées depuis ma voiture – car il est difficile de se promener à pied dans la ville, comme je le mentionnais précédemment. J’ai donc beaucoup conduit ! J’ai choisi de ne shooter que tôt le matin ou tard l’après-midi. Notre position sur Terre ne nous permet pas d’avoir une véritable golden hour, la nôtre ne dure que vingt minutes, j’ai donc dû m’organiser pour repérer les lieux en amont, et y retourner au bon moment.
La palette de couleurs est aussi très importante. Je l’ai manipulée pour qu’elle ressemble à celle que l’on voit depuis les vitres teintées d’une voiture – car toutes les voitures en ont, ici. Je conduis toujours avec cette sorte de filtre polarisant, et j’étais parfois déçu de voir le « réel » en sortant ! J’ai donc décidé de travailler les teintes de mes images, pour parvenir à capturer la beauté de cette ville dangereuse.
As-tu été influencé par quoi que ce soit ?
Croyez-le ou non, mais cette série fait suite à un sentiment de désespoir. Je ne pensais donc à rien d’autre qu’à ma santé mentale. La pandémie a été très dure, et a détruit les plans de tout le monde. J’ai très mal vécu le fait d’être « en pause », et je me suis donc penché dans mes recherches : je ne pouvais pas rester immobile.
Un petit mot quant à Pomegranate Press, les éditeurs du livre ?
J’étais ravi que le projet les intéresse ! Je n’avais initialement aucune ambition et j’ai foncé dès qu’ils ont montré de l’intérêt pour celui-ci. POM et l’une des maisons d’édition les plus avant-gardistes et honnêtes qui soient. J’admire leur engagement envers les nouvelles générations. Ils m’offrent l’opportunité de m’ouvrir à un autre public, et faire partie de leur liste est incroyable !
The Ravine, the Virgin & the Spring, Éditions Pomegranate Press, 72 p., entre 25 et 35$
© Juan Brenner