Fisheye : AnaHell, pourrais-tu décrire Nathalie ? Et vice-versa ?
AnaHell : Nathalie est une créature unique et mystérieuse que je suis heureuse d’appeler mon âme sœur. Elle dégage une lumière qui ne l’empêche pas d’explorer les côtés les plus sombres des gens et de leurs vies. Elle possède une sensibilité naturelle et est complètement décomplexée : cela nous permet d’explorer le rêve et l’érotisme. Si vous êtes à la recherche d’une playlist pour une occasion, elle vous la fera à la perfection : elle trouvera des genres musicaux les plus obscurs et les compilera de manière surprenante. Son endurance lors des shootings, son amour pour la symétrie et sa capacité à trouver le côté sale des choses rend le travail avec elle plaisant.
Nathalie Dreier : J’ai beaucoup vécu avec Ana, elle est à la fois ma famille, ma meilleure amie, ma complice et tant d’autres choses encore… Sa folie et sa personnalité font d’elle une merveilleuse artiste, son humanité et sa compassion lui donnent le don de lire dans mes pensées et d’avoir une influence positive sur son entourage. C’est un plaisir d’observer la manière dont son cerveau fonctionne et comment elle est capable de projeter une dimension abstraite sur l’ordinaire. Elle fera toutes les postures douloureuses, voire sportives pour faire de bonnes photos. Elle a un grand sens de l’humour et j’adore rigoler avec elle.
D’où vous est venue l’idée de travailler ensemble ?
Travailler ensemble a été un processus à la fois naturel et graduel. Nous nous sommes rencontrées quand nous étions pré-adolescentes et sommes rapidement devenues de proches amies – et ce, bien que nous ayons vécu dans la même ville seulement quelques années.
Au fil des ans, à chaque fois que nous nous voyions, nous prenions des autoportraits ensemble, toujours dans la même position. On comparait ces photographies, au fur et à mesure des années, pour voir leur évolution : cela nous permettait d’observer comment nous changions et grandissions. Il ne s’agissait pas d’un projet, on documentait simplement nos changements corporels et nos désirs.
Vers 2011, prendre des photos ensemble est devenue une part essentielle de notre relation. À cette époque, Nathalie a dû affronter un deuil dans sa famille. Elle a ressenti le besoin urgent d’exprimer son quotidien durant cette période difficile. On commença alors à développer diverses mises en scène, à se mettre dans des rôles et à chercher de nouveaux moyens de communiquer – toujours de manière non verbale.
Quelles sont vos sources d’inspirations ? Et pour la série Together A Part : Extension du physique par l’interaction virtuelle ?
Beaucoup de nos inspirations viennent de l’observation du quotidien et de l’attention que nous donnons aux détails. Quand on shoote, notre travail se développe de manière spontanée et interactive, on adore s’immerger dans notre environnement et voir comment il nous influence. Nos corps, en perpétuelles évolutions, impactent nos shootings. Nous sommes toutes deux inspirées par diverses choses de la vie : la musique, le cinéma, les arts visuels, les rêves, le culte symbolique et le folklore.
Pour Together A Part : Extension du physique par l’interaction virtuelle, nous avons été inspirées par les contraintes de notre situation actuelle – toutes les deux bloquées dans des pays différents, nous avons seulement pu communiquer via les écrans. Nous avons ainsi découvert de nombreux moyens de mélanger nos corps, à distance. Photographier ainsi nous a ouvert un nouveau terrain de jeu et a étendu notre imagination.
Dans Together A Part : Extension du physique par l’interaction virtuelle, nous intervenons sur le récit délivré par les écrans. Ce n’est plus une fenêtre sur le monde virtuel, mais un objet qui se concrétise à travers l’affichage, nous connectant, nous et notre corps. Travailler sur ce projet nous a ouvert les yeux sur les possibilités infinies de se photographier ensemble sans être physiquement réunies.
Vous incarnez vos propres protagonistes, pourquoi ?
Nous adorons passer du temps ensemble, il était évident que nous devions nous choisir comme sujet. Quand tu te photographies toi-même, la liberté est complète, les seules limites sont les tiennes.
Nous aimons toutes les deux faire des expériences physiques intenses tout en nous photographiant. Ces histoires que nous créons par la mise en scène représentent de superbes souvenirs et ajoutent une autre dimension à notre relation. Nous partageons une même dynamique et il n’y a pas beaucoup de place pour les émotions négatives – bien qu’il y ai toujours de la place pour la tension physique.
Comment votre relation influence votre travail en tant que duo ?
On se connaît depuis tellement longtemps que nous sommes totalement décomplexées et à l’aise avec l’autre, dans tous les sens du terme. Nous vivons dans différents pays, stimulées par d’autres cultures, gens et paysage. Quand nos points de vue et nos parcours respectifs se rencontrent, nous sommes poussées dans notre créativité, au-delà de notre imagination singulière.
Comment décririez-vous votre relation au corps ?
Le corps humain est le plus accessible et certainement le plus puissant des outils pour l’expression de soi. Chacun en possède – au-delà du statut social, de l’ethnicité ou du genre. On peut aussi l’utiliser pour interroger l’identité humaine : le corps peut être modulable à souhait, alors, l’identité aussi. Le corps est également un moyen de mise en relation avec le monde.
Dans notre travail, nous utilisons nos corps pour explorer les thèmes des relations, de la féminité, de la sexualité, du temps qui passe et des limites de soi. On se retrouve souvent à utiliser nos corps comme des métaphores visuelles. Nous reprenons les étapes d’une relation fusionnelle où les entités vont jusqu’à se fondre.
On peut évidemment voir l’influence du surréalisme dans votre travail…
Pour comprendre ce qui est surréaliste, il faudrait d’abord définir le réel et nous préférons vivre sans cette définition.
Vous liez l’intime (le corps, la vérité…) avec les écrans (l’image du « faux »), pourquoi ?
Nous alternons le physique et le virtuel, jusqu’à les superposer. L’usage des écrans nous a permis d’expérimenter les possibilités de connexion avec l’autre – de façon encore plus abstraite, et au-delà du monde « réel » ou « physique ». Et puis, grâce au monde « virtuel », nous avons pu travailler ensemble dans la « vraie » vie.
Quelle est votre vision de la réalité ?
Jouons.
Et de l’identité ? Pourquoi cachez-vous vos visages ?
En ne révélant pas totalement nos visages et en se concentrant sur le corps, nos identités passent au second plan. Nous posons alors la question suivante : quelle est la marque d’identité d’une personne ? Nos photographies représentent une nouvelle entité que l’on crée en travaillant avec nos corps, et nous dépasse en tant qu’individu.
Comme la réalité, l’identité est un concept intéressant, en perpétuelle évolution et avec lequel on peut jouer. C’est aussi une notion entièrement liée à la perception : quelqu’un peut avoir une identité profonde cachée, et en même temps une identité de façade – ou même plusieurs. Nous essayons d’aller outre le superficiel pour nous interroger en profondeur sur tout cela.
© AnaHell & Nathalie Dreier