Trente ans après l’accident nucléaire, la région de Tchernobyl reste contaminée. Raúl Moreno, photographe espagnol de 39 ans signe Monologue about Chernobyl, une série documentaire déchirante sur l’après catastrophe.
Fisheye : Quel est ton rapport à la photographie ?
Raúl Moreno :
La photographie est un moyen d’expression et de communication. C’est aussi une façon de me connaître moi-même. J’aime bien revenir sur les lieux où j’ai travaillé et retrouver les gens que j’ai photographié. Mon travail est principalement axé sur l’être humain et son rapport à l’environnement. Je travaille aussi sur d’autres sujets tels que le temps, l’empathie et le compromis. La photographie a le pouvoir de rendre immortel, d’arrêter le temps et de nous faire réfléchir.
Pourrais-tu présenter ta série Monologue about Chernobyl ?
Monologue about Chernobyl
est un essai documentaire sur la solitude d’une population, suite à la catastrophe nucléaire survenue en 1986. Je traite aussi d’autres questions comme l’alimentation, l’abandon ou la résignation. Tchernobyl est une des régions les plus contaminées au monde. Après l’accident nucléaire, les niveaux de radioactivité ont augmenté de par le monde, et surtout en Europe où l’on trouve encore aujourd’hui des zones affectées. C’est un sujet que nous ne devons pas oublier.
Qu’est-ce qui t’a inspiré ?
Avant de réaliser ce projet je n’avais aucun lien avec la région ni l’histoire du pays. J’avais sept ans quand la catastrophe nucléaire est survenue. En 2008, j’ai découvert un film documentaire marquant. La noche del fin del Mundo (« La nuit de la fin du monde », documentaire espagnol réalisé par Iker Jiménez) donnait à voir la région de Tchernobyl et des personnes appelées liquidateurs (les personnes en charge de nettoyer la zone). Le sujet m’a tellement impacté que j’ai organisé ma première venue dans la région. Quand j’ai commencé le projet en Ukraine et en Biélorussie, j’ai pris des photos plutôt impersonnelles, je succombais aux stéréotypes. Plus tard, face à un sac de pommes provenant d’une zone contaminée, j’ai eu un déclic. L’alimentation locale empoisonne les habitants et le manque de ressources les empêche d’acheter des produits non contaminés. J’ai ainsi photographié des aliments à la manière d’êtres humains.
Pourquoi « monologue » ?
Voices from Chernobyl
de Svetlana Alexievich (prix Nobel de littérature 2015) a aussi été une grande source d’inspiration. Le livre se compose de chapitres fonctionnant comme des monologues très suggestifs, des chroniques d’un monde après l’apocalypse. Cette idée m’a guidé pour la mise en forme de la série : chaque scène et chaque personnage raconte une histoire, un monologue au goût amer.
Quelles ont été tes impressions lorsque tu t’es rendu pour la première fois à Tchernobyl ?
J’avais l’impression d’entrer sur un territoire marqué par une histoire tragique. En rencontrant des habitants, la tristesse m’a envahi. Au fur et à mesure que je me rapprochais d’eux, je prenais conscience de leurs histoires personnelles. Mes sentiments de tristesse et d’impuissance ont laissé place à l’admiration et au respect pour leur résilience. La vie à Tchernobyl n’est pas facile, je dirais que les habitants évoluent dans une perspective de survie.
Tu es rentré chez l’habitant à Tchernobyl. Comment as-tu établi le lien avec les personnes rencontrées ?
Normalement, je voyage et travaille seul. Mais pour ce type de projet, il faut être accompagné d’un local. La plupart du temps, j’établissais le contact avec l’aide de mes amis ukrainiens et biélorusses. Ils m’emmenaient chez l’habitant pour que je leur expose mes intentions. J’ai été surpris par leur hospitalité : ils m’invitaient tout de suite à boire et manger. La conversation s’entamait rapidement. Face à des situations personnelles parfois très compliquées, j’ai appris à faire preuve d’empathie et de patience. « Merci de penser à nous et à Tchernobyl ». Cette phrase revenait souvent et m’a marqué. Ce projet me permettait de donner une voix aux personnes, devenues anonymes après la catastrophe.
Quelques mots quant à ton image ci-dessus, représentant une petite fille, vêtu de rouge ?
Je tiens beaucoup à ce portrait. Un jour, j’ai visité un orphelinat de la région de Gomel, au sud de la Biélorussie. L’orphelinat accueille principalement des enfants avec des troubles mentaux – les pathologies mentales chez les enfants ont énormément augmenté depuis 1986. Parmi tous les orphelins, curieux et excités par ma présence, Lilia a interpellé mon attention. Cette fille autiste était habillée d’une robe en velours rouge. Pâle, ses yeux noirs étaient transperçants. Timide, elle rigolait tout en m’évitant. Son regard se perdait dans un monde profondément mystérieux. Finalement, c’est elle qui est venue me voir. Je l’ai prise en photo en essayant de garder toute la tranquillité qu’elle dégageait. J’aime la franchise de son regard et la dignité de sa pose. Je regarde encore aujourd’hui son portrait en me demandant ce qui traversait son esprit et ce qu’elle est devenue. J’aimerais retourner à l’orphelinat et prendre des nouvelles des enfants.
Une anecdote ?
Un jour, je me suis rendu chez un couple de personnes âgées qui vivaient dans la zone d’exclusion biélorusse – la zone située à trente kilomètres autour de la centrale nucléaire, la plus affectée par la radioactivité. Nous avons discuté, et après avoir pris quelques photos, nous avons dîné ensemble et nous avons partagé un verre de vodka maison, du samogon. Le hic ? La boisson avait été fabriquée l’année de l’explosion nucléaire. L’histoire nous rattrape toujours.
© Raúl Moreno