Primée par le prix révélation, organisé par les festivals MAP et Face à la mer, la série de Céline Croze consacrée à la violence en Amérique latine fait froid dans le dos. Rencontre avec la photographe qui s’est immiscée au sein d’un gang vénézuélien.
Fisheye : Photographe, professionnelle du cinéma, globe-trotteuse… Qui es-tu ?
Céline Croze : Je suis une artiste visuelle originaire du Maroc et installée à Paris. Je travaille en tant que première assistante-opératrice dans le cinéma. Je collabore surtout pour des longs métrages qui m’amènent à voyager régulièrement en Amérique latine.
La photographie a-t-elle toujours été une évidence ?
Le médium est présent dans ma vie depuis longtemps. De façon latente dans un premier temps : je ne m’autorisais pas à pratiquer. En 2015, lors de mon premier tournage au Guatemala, j’ai réellement pris conscience de mon attrait pour la photo. Une forte énergie se dégageait de ce que je voyais et ressentais, c’était fascinant. J’ai donc commencé à documenter ma vie en Amérique latine.
Deux années plus tard, j’ai eu envie d’aller plus loin et de construire mon approche. Grâce à un workshop d’Antoine d’Agata, j’ai pu imaginer une nouvelle vision de l’acte photographique.
Tes clichés sont puissants et immersifs. Comment définis-tu ta pratique du 8e art ?
Mon approche est de l’ordre de la pulsion animale, de l’urgence. Il m’arrive d’errer des jours entiers pour retrouver un regard qui s’est greffé dans mes pensées. L’immersion est totale, et souvent douloureuse. J’aime être au plus proche des gens afin de “rentrer à l’intérieur” d’eux. La photo est la transcription d’une vision et d’un ressenti dans l’instant présent.
Ton métier dans le cinéma influence-t-il ta pratique ?
Oui, mon métier influe beaucoup mon travail photographique. Notamment sur le travail des couleurs et du cadrage. J’essaye toujours de laisser l’empreinte d’un avant, ou d’un après.
Comment t’est venue l’idée de documenter les violences en Amérique latine ?
Je tournais un long métrage au Venezuela, dans une sorte de HLM, et je passais devant les membres d’un gang du bloc. Au début, ils essayaient de m’intimider avec des flingues et des grenades. Au final, je me suis liée d’amitié avec Yair, leur chef. L’envie de témoigner de la violence dans laquelle ils étaient enfermés m’a permis de les photographier, naturellement. Cette série permet également d’illustrer leur fascination pour la mort et l’urgence de vivre qui les habitent.
Quelques mots quant à l’amitié nouée avec Yair ?
Cette amitié fut aussi forte qu’imprévisible. Les mots qui suivent constituent une partie du texte associé à ma série. J’y tiens beaucoup.
« Siempre que estemos vivos nos veremos » (« Tant que nous serons en vie nous nous verrons »)
Il s’agit de la dernière phrase que m’a dit Yair. Nous étions sur l’azotea, le toit, d’un bloc, la brume enveloppait Caracas, la rumeur folle de la ville ressemblait à un chant funèbre. C’était une balle dans mon cœur. La conscience de sa propre fin avait quelque chose de terrible et sublime à la fois. Tout était dit. L’urgence de la vie, la fascination pour la mort, l’effondrement du pays. L’extrême violence et l’absurdité de la situation donnaient l’impression que la vie n’était qu’un jeu. Cela me rappelait deux jours plus tôt la gallina, l’arène de combats de coqs. L’odeur du sang mélangée au rhum et la sueur, les cris de rage, l’excitation de chaque homme. Une transe impalpable enivrait l’arène. Comme si nous étions tous fous. Comme si le sang, la mort et le pouvoir rendaient plus vivants. L’énergie chaotique de la ville raisonnait dans chaque combat telle une danse qui se déploie, qui dure, et pleure impuissante. Un mois plus tard, Yair fut abattu. Il avait 27 ans.
Ce reportage n’a pas été trop dur à réaliser, émotionnellement ?
Certaines photos et souvenirs me bouleversent plus que d’autres. Comme le cliché de cet homme totalement désarmé dans sa chambre. Il s’agit de Juan. Il vit dans une petite pièce d’une vieille maison coloniale où il n’y a que des coqs et leurs entraîneurs. Nous avions passé toute la journée aux combats et il a perdu ces trois coqs. Il n’avait plus rien du tout. C’est une image terrible, car sa posture incarne tout le poids de la vie.
Les combats de coqs ont été marquants ?
Ce fut une expérience saisissante. Durant les combats, je voyais les coqs comme des êtres en train de danser et de s’accrocher au désordre de la vie. J’y retrouvais à chaque fois cette même sensualité insolente. Telle une furieuse provocation, ou comme un cri d’adolescent amusé par le danger.
Peux-tu nous conter une belle histoire vécue au cours de ces périples ?
Juste avant Noël, je suis arrivée dans un petit village du Guatemala. J’ai assisté, à mon arrivée, à une procession religieuse. Tout le village marchait et chantait autour d’une vierge immense. Un homme tirait une brouette où se trouvait un groupe électrogène permettant de l’illuminer. Lorsque nous sommes arrivés au bout du chemin, la procession et les chants ont cessé. Les trois volcans qui encerclent le village ont commencé à se réveiller et à cracher de la lave. C’était incroyable.
Initialement exposée au festival MAP (remplacé par un évènement numérique en raison du confinement), la série de Céline Croze est disponible dans son intégralité sur le site internet du festival.
© Céline Croze