« Tout acte de création a un aspect thérapeutique : on apprend sur soi, et on se voit dans l’autre. »

24 janvier 2020   •  
Écrit par Anaïs Viand
« Tout acte de création a un aspect thérapeutique : on apprend sur soi, et on se voit dans l’autre. »

À l’occasion des journées internationales du film sur l’art, et de la projection du long métrage Le photosophe, des instants avec Frank Horvat qui se tiendra samedi 25 janvier, nous avons échangé avec sa réalisatrice Sandra Wis, et le photographe. Rencontre.

Il y a deux ans, à la MEP, Frank Horvat et la photographe et réalisatrice Sandra Wis dévoilaient pour la première fois le fruit de leur collaboration : Le photosophe, des instants avec Frank Horvat. Une œuvre dédiée à la photographie, vue à travers le regard d’un homme qui lui a consacré sa vie. À la manière du long métrage, nous avons imaginé un double dialogue.

Fisheye : Comment s’est déroulée votre collaboration ?

Sandra Wis (SW) : J’étais venue voir Frank Horvat dans le cadre d’un tout autre projet, et notre rencontre a été humaine. J’ai découvert un homme, et sa réflexion. Je lisais chacune de ses photos comme un livre, et pourtant, j’arrivais à me détacher de ses images. Nous avons démarré notre collaboration à un moment symbolique : Frank avait 88 ans et moi 44 ans. Cela fait aujourd’hui quatre ans que nous nous connaissons. Nous sommes parvenus assez rapidement à atteindre un état de création partagée, de transe presque. J’avais carte blanche.

Frank Horvat (FH) : C’est vrai. Je ne me souviens pas d’avoir dit quelque chose comme « je ne voudrais pas que tu fasses ceci, que tu montres cela ». Et puis il n’y avait aucune vanité dans notre collaboration.

SW : Je n’avais pas de scénario établi lors de nos premières séances de travail, je souhaitais casser les protocoles. Frank, lui, ne voulait pas un film linéaire, ou biographique, pourtant il aime contrôler la situation. J’avais alors pour défi de le surprendre. J’avais le sentiment d’être dans un laboratoire de recherche. Au commencement, Frank me montrait quelques-unes de ses photos, il voulait savoir ce que je percevais. Avec une image, je voyais ma famille, la violence, l’humanité, l’histoire… À l’instant où j’ai compris que je faisais partie du film, la collaboration a réellement démarré. Je quittais le studio épuisée.

FH : J’admirais son travail : elle gérait le son, l’image, l’interview, la pluie, et mon égo.

SW : Au début, il ne voulait pas me parler de ses photographies…

FH : Cela ne me paraissait pas utile. Il y a la réalité, que l’on photographie. Et puis, on choisit des photos – parmi des milliers – et on sélectionne une façon de tirer. Encore un choix. On canalise la réalité dans certaines directions. Je le fais continuellement, et en le faisant je me rends compte que je déforme la réalité.

© Sandra Wis© Frank Horvat

© à g. Sandra Wis, à d. Frank Horvat

Qu’est-ce qui vous fascine dans le travail de l’autre ?

FH: Sandra a décidé depuis longtemps, voire même depuis toujours, que la caméra était son langage, au point qu’elle déclenche ses vidéos plus par instinct que pour des raisons intellectuelles. Elle ne cherche jamais le joli, elle aurait presque honte de le chercher. Celui-ci vient quand il vient.

Des similitudes dans vos processus de création ?

SW : Nous sommes tous deux cyniques et sentimentaux.

FH : Sans mettre notre égo en avant. Quand j’ai un projet de photographie ou d’écriture, je ne pense jamais au résultat, j’imagine ce que je ne veux pas. Je laisse venir. Nous avons le même fonctionnement.

SW : Exactement, on laisse la place à l’instant, au hasard. L’objectif étant de capturer le moment présent. Je me rappelle d’un jour où nous visionnions une planche contact de Frank (série de mode réalisée dans le métro), et bien la bonne image était la première.

FH : Nous avons en commun un besoin de prévoir, et de diriger, et en même temps, cette envie de rester ouvert à l’inattendu. Nous sommes tous deux très exigeants aussi.

© Frank Horvat

© Frank Horvat

S’agit-il d’un projet thérapeutique, voire psychanalytique ?

SW : Tout acte de création a un aspect thérapeutique : on apprend sur soi, on se voit dans l’autre. Le voir procéder me rassurait dans ma démarche artistique. Un échange puisque Frank m’a aussi interviewé. Des choses enfouies en moi ont ainsi surgi. Frank m’a donné la force de sortir ma caméra, et d’être libre.

FH : Nous nous interrogions mutuellement. L’interview est un bon exercice. On essaye de s’ouvrir – avec plus ou moins de succès – sur ce qui n’est pas nous, et de voir ce qu’on a envie de prendre en nous, afin d’élargir notre horizon. Nous sommes continuellement en train d’interviewer. Nous avons échangé sur notre enfance, notre passé.

D’ailleurs, Frank, on (re)découvre, dans ce film, votre attachement à votre mère…

Oui. Et pourtant ce n’est pas elle qui m’a appris à photographier. Dès le départ, elle m’a dit « la photographie je n’y comprends rien ». Et pourtant, elle a créé un album de famille, constitué de minuscules images réalisées avec un petit appareil, mais sans aucune ambition, ni prétention esthétique. Elle avait une distance par rapport à cela. Ma mère était une femme rationnelle. Elle n’était rattachée à aucune religion, et avait suivi des études de médecine. Elle était gauche dans ce qu’elle faisait – un peu comme moi d’ailleurs. Durant ma carrière, quand je me suis spécialisé dans la « photo de mode dans la rue » – qui n’était pas nécessairement dans la rue – je voulais montrer des femmes telles que l’on peut les imaginer dans un décor quotidiennement. J’avais toujours été attiré par les femmes du type opposé à celui de ma mère, qui était intellectuelle, minuscule et rondelette.

© Frank Horvat

© Frank Horvat

Frank, quelle est votre définition de la “bonne photo” ?

Photographier, chacun le sait, signifie écrire avec la lumière. Comme Niépce et Daguerre commencèrent à le faire il y a presque deux siècles, et comme un milliard de personnes, de nos jours, le font avec leurs téléphones portables. Ce qui dans mon cas (et dans celui de quelques autres) est un peu différent ? Je suis presque plus sensible à la lumière qu’à ce qu’elle éclaire. Incontestablement une bonne photo n’est pas qu’une question de lumière, mais aussi, et surtout, de temps. Ou plutôt d’un arrêt du temps. D’où l’instant décisif de Cartier-Bresson. Mais la lumière, justement, est d’autant plus décisive qu’elle est fuyante. Comme le temps lui-même.
Une bonne photo est une image que je peux regarder plusieurs instants, jusqu’à ne plus rien y découvrir.

Justement, vous avez rassemblé quelques centaines de bonnes photos dans votre collection personnelle, quels sont vos critères ?

Je tends à choisir des photos non fabriquées, et des photographes qui font des choses dont je suis incapable. J’admire par exemple le travail de Henri Cartier-Bresson, Sebastião Salgado, Irving Penn…

Un conseil aux photographes qui nous lisent ?

FH : Il faut se demander ce qu’on fout là.

SW : Plus tôt on commence son chemin, et mieux c’est.

 

Auditorium du Louvre

Musée du Louvre, Cour Napoléon et Pyramide du Louvre, 75001 Paris

Le 25 janvier 2020 à 15h

Plus d’informations sur le site du Louvre.

© Frank Horvat

© Frank Horvat

© Sandra Wis© Frank Horvat

© à g. Sandra Wis, à d. Frank Horvat

© Frank Horvat

© Frank Horvat

© Sandra Wis

© Sandra Wis

© Frank Horvat

© Frank Horvat

Explorez
Saint-Valentin : les photographes de Fisheye montrent d’autres visions de l’amour
© Nick Prideaux
Saint-Valentin : les photographes de Fisheye montrent d’autres visions de l’amour
Les photographes de Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les thématiques...
14 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Dans les songes dionysiaques de Hui Choi
© Hui Choi. The Swan's Journey.
Dans les songes dionysiaques de Hui Choi
Le photographe chinois Hui Choi traduit les contradictions des émotions humaines en images empreintes de lyrisme. S’inspirant de la...
14 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
13 séries photo qui offrent une vision moins idyllique de l’amour
© Nolwen Michel
13 séries photo qui offrent une vision moins idyllique de l’amour
Si les relations amoureuses font rêver les plus romantiques d’entre nous, pour d’autres, elles évoquent des sentiments bien moins joyeux....
13 février 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
La sélection Instagram #493 : aimer l'amour
© Giovanni Mourin / Instagram
La sélection Instagram #493 : aimer l’amour
Romance, amitié, famille, notre sélection Instagram de la semaine célèbre l’amour sous toutes ses formes, sous toutes ses expressions et...
11 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
Kara Hayward dans Moonrise Kingdom (2012), image tirée du film © DR
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
L'univers de Wes Anderson s'apparente à une galerie d'images où chaque plan pourrait figurer dans une exposition. Cela tombe à pic : du...
22 février 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
© Aletheia Casey
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
À travers A Lost Place, Aletheia Casey matérialise des souvenirs traumatiques avec émotion. Résultant de cinq années de travail...
21 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Javier Ruiz au rythme de Chungking
© Javier Ruiz
Javier Ruiz au rythme de Chungking
Avec sa série Hong Kong, Javier Ruiz dresse le portrait d’une ville faite d’oxymores. Naviguant à travers le Chungking Mansions et les...
21 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
© Karim Kal
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
Le photographe franco-algérien Karim Kal a remporté le prix HCB 2023 pour son projet Haute Kabylie. Son exposition Mons Ferratus sera...
20 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina