« Tout doit disparaître » : les obsessions d’une société en quête de (sur)consommation

19 janvier 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Tout doit disparaître » : les obsessions d’une société en quête de (sur)consommation

Véritable collaboration entre Jean-Marie Donat, collectionneur et artiste, et la commissaire d’exposition Audrey Hoareau, l’exposition Tout doit disparaître, accueillie par le Centquatre propose de poser « un regard sur la société de consommation ». Image de la femme, fascination pour la télévision, l’argent, consommation à outrance, fantasme des nouvelles technologies… Au sein de la multitude d’images vernaculaires – véritables capsules temporelles, aussi touchantes qu’absurdes – les obsessions des années passées défilent, et interrogent. Que sont devenues ces lubies ? Avons-nous évolué au cours des dernières décennies ? Et quel rôle joue le médium photographique dans la cristallisation de ces désirs ? Rencontre avec la commissaire.

Fisheye : Comment en es-tu venue à travailler avec Jean-Marie Donat et sa collection ?

Audrey Hoareau : Je l’ai rencontré lorsque je travaillais au Musée Nicéphore Niépce, à Chalon-sur-Saône. Nous avions également déjà organisé ensemble une exposition pour le Musée de Photographie de Lianzhou en 2019. Je suis ses activités depuis un certain temps, et – surtout – j’ai toujours été fascinée par sa collection et son travail. J’avais vraiment envie de réaliser un projet à partir de cet incroyable matériel qu’il recueille depuis quarante ans. Je souhaitais aussi retrouver le Centquatre, après mes collaborations avec Circulation(s). Ces deux désirs se sont réunis avec Tout doit disparaître.

Comment s’est passée cette collaboration ?

Le commissariat de l’exposition a été une véritable affaire d’équipe sur ce projet. Jean-Marie Donat et moi avons des regards complémentaires, et nous nous retrouvons sur plusieurs terrains – l’humour, notamment. La volonté d’apporter un propos fort, un scénario qui soulève des questions d’ordre sociétales également. L’espace des Écuries, où nous sommes installés, fait près de 700 m2, et nous étions intransigeants sur le fait de présenter des originaux : tout l’enjeu résidait là. Comment construire une exposition digeste, lisible ? Comment traduire les idées que nous voulions faire passer autour de notre système, de la consommation, de notre rapport au médium photographique, avec une multitude de petites images dans un lieu aussi grand ? En plus du travail d’éditing qui s’est avéré vertigineux, il y a derrière cette exposition une grande réflexion scénographique.

© collection Jean-Marie Donat

Peux-tu m’en dire plus sur cette réflexion ?

La salle est scindée en quatre espaces, qui ont permis d’organiser le chapitrage. Nous voulions que les visiteurs ressentent une montée en puissance. On pose d’abord les bases avec la partie Identification. Avec Accumulation, on évoque la frénésie d’achat, l’excès dans la production, mais aussi dans la représentation. Profanation démontre l’absence de limite dans la récupération des sphères du sacré, du spirituel, de la religion, qui prennent part au marché et deviennent des opportunités de vendre plus, de créer de l’image – et donc de la marchandise. Enfin, Liquidation aborde ce qui compose le socle du système : l’argent. Si cette ultime partie a des airs de chaos, on nous a beaucoup dit que l’exposition était rafraîchissante, joyeuse, déculpabilisante. Nous sommes heureux que le public ait compris ce qu’on voulait mettre en avant, le ton qu’on a employé.

Pourquoi avoir intégré des outils numériques dans l’exposition ?

Ils sont un moyen de présenter des séries d’images. Ils permettent parfois de déformer le format original, comme avec cette projection à l’entrée, assez monumentale, qui représente des diapositives d’un fétichiste de la météo, ayant compilé des dizaines de prises de vue à travers son écran à la télévision. À la fin du parcours, on retrouve aussi une double projection reprenant le contenu de What’s the fuck, une petite édition en quatre volumes que Jean-Marie Donat édite. Elle rassemble des centaines de captures d’images d’internet, qu’il fait dialoguer en double page. Une démonstration assez déconcertante de la folie humaine ! C’était aussi, selon moi, un bon moyen d’aborder la révolution de la digitalisation des images, d’étudier la manière dont un collectionneur qui s’est concentré toute sa vie sur le papier réinvente aujourd’hui sa façon d’aborder la photographie.

On observe beaucoup de récurrences dans Tout doit disparaître. Pourquoi ?

En contrepoint, nous avons voulu parler de nos « tics » photographiques. Lorsqu’on prend une photo, en tant qu’amateur, on capte un moment avec la sensation d’être unique. Mais finalement, on ne fait que répéter. Cette dimension sérielle, c’est le fondement de la collection de Jean-Marie Donat. C’est également ce qui permet d’être intelligible dans la démonstration. La série Coca-Cola en est un exemple évident : l’omniprésence du logo dans notre environnement en dit long sur le poids de cette compagnie, et l’efficacité de ses stratégies commerciales ! La répétition, ainsi que le statut de ces images vernaculaires incluent les visiteurs : nous sommes tous concerné·e·s. Qui n’a jamais posé à côté d’une voiture ? Qui n’a jamais pris de photos des amas de paquets cadeaux à Noël ? Le studio avec le père Noël est également un grand classique universel !

© collection Jean-Marie Donat© collection Jean-Marie Donat

Anonymous Project, le travail initié par Lee Schulman s’intéresse également à la photographie vernaculaire. En quoi cette exposition se différencie-t-elle ?

L’intérêt pour ces fonds d’images d’anonymes ou de famille est exponentiel. Leur place n’est plus à faire dans les collections de musées, et beaucoup d’expositions en font le cœur de leur sujet. Le travail d’Anonymous Project est remarquable, mais foncièrement différent de celui que mène Jean-Marie Donat. Chez lui, le geste artistique repose dans cette classification qu’il s’impose et qui est propre à ses sujets de recherches. Il y a un écho profondément politique dans son intention. Les images, lorsque décorrélées de cette volonté perdent tout leur sens.

Peux-tu m’expliquer la signification du titre de l’événement ?

Il est très explicite, et renvoie à plusieurs points. « Tout doit disparaître » est d’abord une formule que l’on voit encore beaucoup sur les vitrines des magasins, ou dans les supports publicitaires. C’est une incitation à dépenser, à se dépêcher d’acheter. En cela, il évoque très bien notre société de consommation.

Le titre renvoie aussi à ces photographies, vouées à disparaître. Aucune d’entre elles n’était prédestinée à finir sur un mur d’exposition ! D’ailleurs, si Jean-Marie Donat ne les avait pas achetées, récupérées, trouvées, elles seraient probablement, pour la majeure partie d’entre elles, au cimetière des images.

Enfin, il possède aussi une teneur philosophique. La photographie est affaire de souvenir, de mémoire, de traces qu’on laisse… Mais qu’en reste-t-il ? Est-ce que derrière sa dimension frénétique, on ne décèlerait pas notre peur de la mort, de la disparition, du néant ?

© collection Jean-Marie Donat

L’exposition révèle plusieurs de nos travers. Finalement, avons-nous beaucoup évolué, depuis ces années ?

Qu’il s’agisse de notre comportement vis-à-vis de la consommation, ou de notre relation à la photographie, il y a un fondement d’immuable, selon moi. Notamment sur des ponts qui se recoupent – comme le besoin de posséder, par exemple. Dans le dernier chapitre, dédié à l’argent, on découvre une série sur des gens qui posent avec un million de dollars. Il s’agit d’une stratégie des casinos de Las Vegas qui, dans les années 1960, en plus de faire dépenser les visiteurs dans les jeux, réussissaient à faire davantage de profit en leur vendant ensuite leur propre image. Cet exemple est intéressant à deux titres. D’abord parce que plus loin dans l’accrochage, on remarque que cette formule est toujours d’actualité, avec des tirages des années 1990, mais aussi parce que ce rêve de richesse, qui se réalise durant la pose, cet attrait pour le million en tant qu’objet demeure le même !

En revanche, certaines séries témoignent, elles, d’un véritable changement. La fascination pour la télévision, par exemple, s’est essoufflée. De même, on peut espérer que ces scandaleux exemples d’instrumentalisations de la femme par le marché (comme présentés dans certains clichés des années 1950 à 1970) sont, eux, bien révolus…

Un dernier mot ?

Il est important de souligner l’investissement du Centquatre, qui a produit cette exposition. Il édite également un livre, avec Innocences (la maison d’édition de Jean-Marie Donat). Le Centre régional de la photographie Hauts-de-France, que je dirige depuis septembre dernier est aussi impliqué dans le projet, puisque nous présenterons à la fin de cette année une version adaptée à Douchy-les-Mines. Cette exposition, son contenu, et les interrogations qu’elle soulèvent rejoignent en effet les axes de recherches que nous nous sommes déterminés, et je me réjouis de continuer à la faire vivre et circuler.

 

Tout doit disparaître

Jusqu’au 27 février 2022

Centquatre,  5 Rue Curial, 75019 Paris

© collection Jean-Marie Donat© collection Jean-Marie Donat

© collection Jean-Marie Donat

© collection Jean-Marie Donat© collection Jean-Marie Donat

© collection Jean-Marie Donat

© collection Jean-Marie Donat

© collection Jean-Marie Donat© collection Jean-Marie Donat

© collection Jean-Marie Donat

© collection Jean-Marie Donat

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