Le territoire de la culture afro-colombienne

05 juillet 2017   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Le territoire de la culture afro-colombienne

Présentée en mai dernier au musée d’Art moderne de Bogotá (MAMBo) et cet été aux Rencontres d’Arles, l’exposition Territorio réunit cinq diplômés de l’École nationale supérieure de la photographie. Focus sur deux d’entre eux, l’une colombienne et l’autre française, qui interrogent les notions d’identité et de communauté en s’intéressant à la part africaine de la culture colombienne. Ce dossier fait parti de notre dernier numéro, « Spécial Arles-faites de belles rencontres ». Texte par : Jacques Denis

D’un côté, les coiffes afro-américaines dépeintes par Laura Quiñones Paredes ; de l’autre, les danseurs de reggaetón et de champeta de la région de Barranquilla rencontrés par Leslie Moquin. Nées de part et d’autre de l’Atlantique, ces deux jeunes trentenaires ont choisi d’aborder la question du territoire de façon non littérale, mais à partir de marqueurs bien spécifiques. En s’appuyant notamment sur le livre Poética del peinado afrocolombiano (Poétique de la coiffure afro-colombienne, IDTC, 2003) de la sociologue Lina María Vargas Álvarez, Laura Quiñones saisit ainsi les tresses afros comme des traces qui portent une mémoire de plusieurs siècles, une histoire qui continue de s’écrire.

« Ces coiffures représentent un territoire bien spécifique, propre et inaliénable, qui racontent un groupe de personnes dont les ancêtres ont vécu une situation exceptionnelle de migration forcée et de coupure violente avec leur monde. La coiffure s’est ainsi dévoilée comme un lieu, un refuge, ce qui reste après la violence du déracinement, mais les tresses se réinventent et continuent à proposer des nouveaux signifiants. » C’est cette dimension, multiple et singulière, qu’elle s’attache à montrer et démontrer à travers ses photographies réalisées à Bogotá, capitale perchée à plus de 2 500 mètres d’altitude, et à Quibdó, grande cité de la région Pacifique, qui renvoient à la diversité constitutive des cultures afro-colombiennes.

Pour la jeune femme, l’empreinte africaine qui forme ce territoire symbolique est désormais bien mieux admise que voici trente ans. « Il n’est plus rare de voir dans les rues de Bogotá des femmes afros qui portent leurs cheveux au naturel. Il y a des espaces médiatiques qui commencent aussi à s’ouvrir… » Certes, on peut y voir des effets de mode, mais cette tendance du moment donne à voir une tout autre histoire, longtemps mal vue, voire invisible, par la plupart des Colombiens. « Aujourd’hui en Colombie, la musique caribéenne ou les rythmes du Pacifique sont dansés dans toutes les villes. C’est devenu un vrai produit culturel et même d’exportation. L’histoire des palenques [communautés d’anciens esclaves africains entrés en résistance en Amérique latin, ndlr] est par exemple reconnue, c’est même devenu un sujet de fierté nationale ».

Si la champeta est née dans les quartiers insalubres de Carthagène au tournant des années 1970, elle prend racine dans ce village devenu mythique : Palenque de San Basilio, à quelque 70 km de la grande cité. Ce fut le sanctuaire de la première communauté autonome du Nouveau Monde, reconnue comme telle en 1713 par un traité de paix avec la couronne d’Espagne, bien avant Haïti ! Deux siècles durant, les descendants y conserveront leurs rites, leurs pratiques et même leurs langues, avant de s’intégrer au début du XXème siècle triomphent toutes les musiques africaines, déchargées par les gros cargos, désormais téléchargées par flots entiers.

© Leslie Moquin

© Leslie Moquin

Contre-culture des quartiers défavorisés

Ces deux villes ont été le terrain d’étude pour la photographe Leslie Moquin, qui a choisi de placer son objectif sur la culture des picós, les grands sound systems où se déversent des tonnes de sons hybrides chaque week-end. « Cela m’a semblé pertinent pour évoquer le territoire caribéen sous l’angle de la musique, de la danse. J’ai voulu axer mon projet sur les codes de l’esthétique picotera : les couleurs – le fluo – et les représentations sur les picós comme les animaux sauvages… Il s’agit de l’émanation d’une contre-culture des quartiers défavorisés de Carthagène ou Barranquilla, avec ses codes et ses légendes. » Longtemps associée à la violence, souvent regardée comme une expression vulgaire, cette bande-son surgie des espaces aux marges s’est implantée depuis peu dans les soirées branchées fréquentées par les touristes et la classe plus aisée. « Et l’esthétique visuelle picotera devient à la mode, comme quelque chose d’un peu “exotique”. On m’a parlé de la hora loca dans les mariages cartageneros chics, où pendant une heure les gens dansent le perreo au son de la champeta et se parent d’attributs fluo champetuo… une heure où tout est permis, un carnaval, un moment exutoire, avant d’endosser de nouveau le masque de son statut social normal », précise la photographe française qui a travaillé plusieurs mois sur ce territoire très particulier.

Là encore, il ne peut y avoir une lecture univoque, et c’est pour cela qu’elle a ancré son travail « à la fois dans une historicité et dans un environnement » associant des photographies d’archives sur le même plan que les autres images, des clichés de la luxuriante nature avec celles de soirées arrimées à l’asphalte jungle. Que ce soit par « le dialogue entre passé et présent », ou en confrontant « la représentation “fantasmée” d’un territoire caribéen idyllique planté de cocotiers et de palmiers » avec l’envers du décor, la photographe parvient à une essentielle mise en abyme susceptible d’outrepasser le cadre bien établi de frontières prédéfinies, pour projeter les diverses dimensions qui constituent ce territoire hors norme.

Image d’ouverture par  © Laura Quiñones

Explorez
Jonathan Bertin : l'impressionnisme au-delà des frontières
Silhouette urbaine, Séoul Impressionism © Jonathan Bertin
Jonathan Bertin : l’impressionnisme au-delà des frontières
Jusqu’au 20 décembre 2025, Jonathan Bertin présente, à la Galerie Porte B, un dialogue délicat entre sa Normandie natale et Séoul, ville...
20 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
16 expositions photographiques à découvrir en novembre 2025
Topside III, de la série L’île naufragée, 2022 © Richard Pak
16 expositions photographiques à découvrir en novembre 2025
Pour occuper les journées d'automne, la rédaction de Fisheye a sélectionné une série d'événements photographiques à découvrir à Paris et...
17 novembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Paris Photo 2025 : atteindre sa montagne intérieure avec Suwon Lee
© Suwon Lee, Pico Bolívar I, 2025 / Courtesy of Sorondo Projects
Paris Photo 2025 : atteindre sa montagne intérieure avec Suwon Lee
Présentée cette année par Sorondo Projects (Barcelone) à Paris Photo, la série The Sacred Mountain de Suwon Lee raconte une quête...
14 novembre 2025   •  
Écrit par Milena III
Les images de la semaine du 20 octobre 2025 : famille, cultures alternatives et lumière
© Sara Silks
Les images de la semaine du 20 octobre 2025 : famille, cultures alternatives et lumière
C’est l’heure du récap ! Dans les pages de Fisheye cette semaine, les photographes nous font voyager, aussi bien dans des lieux...
26 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
La Galerie Carole Lambert réenchante l'œuvre de Manuel Álvarez Bravo
Petit cheval de Quito © Archivo Manuel Álvarez Bravo
La Galerie Carole Lambert réenchante l’œuvre de Manuel Álvarez Bravo
Jusqu'au 18 décembre 2025, la Galerie Carole Lambert devient l’écueil des 40 tirages d’exception du photographe mexicain Manuel Álvarez...
21 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Les secrets des météorites dévoilés par Emilia Martin
I saw a tree bearing stones in place of apples and pears © Emilia Martin
Les secrets des météorites dévoilés par Emilia Martin
Dans son livre I Saw a Tree Bearing Stones in the Place of Apples and Pears, publié chez Yogurt Editions, Emilia Martin s’intéresse au...
21 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Jonathan Bertin : l'impressionnisme au-delà des frontières
Silhouette urbaine, Séoul Impressionism © Jonathan Bertin
Jonathan Bertin : l’impressionnisme au-delà des frontières
Jusqu’au 20 décembre 2025, Jonathan Bertin présente, à la Galerie Porte B, un dialogue délicat entre sa Normandie natale et Séoul, ville...
20 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Emilio Azevedo : En ligne de mire
Rondônia (Comment je suis tombé amoureux d’une ligne), 2023 © Emilio Azevedo
Emilio Azevedo : En ligne de mire
Présentée dans le cadre du festival PhotoSaintGermain et au musée du Quai Branly, l'exposition Rondônia. Comment je suis tombé amoureux...
20 novembre 2025   •  
Écrit par Milena III