Présentée en mai dernier au musée d’Art moderne de Bogotá (MAMBo) et cet été aux Rencontres d’Arles, l’exposition Territorio réunit cinq diplômés de l’École nationale supérieure de la photographie. Focus sur deux d’entre eux, l’une colombienne et l’autre française, qui interrogent les notions d’identité et de communauté en s’intéressant à la part africaine de la culture colombienne. Ce dossier fait parti de notre dernier numéro, « Spécial Arles-faites de belles rencontres ». Texte par : Jacques Denis
D’un côté, les coiffes afro-américaines dépeintes par Laura Quiñones Paredes ; de l’autre, les danseurs de reggaetón et de champeta de la région de Barranquilla rencontrés par Leslie Moquin. Nées de part et d’autre de l’Atlantique, ces deux jeunes trentenaires ont choisi d’aborder la question du territoire de façon non littérale, mais à partir de marqueurs bien spécifiques. En s’appuyant notamment sur le livre Poética del peinado afrocolombiano (Poétique de la coiffure afro-colombienne, IDTC, 2003) de la sociologue Lina María Vargas Álvarez, Laura Quiñones saisit ainsi les tresses afros comme des traces qui portent une mémoire de plusieurs siècles, une histoire qui continue de s’écrire.
« Ces coiffures représentent un territoire bien spécifique, propre et inaliénable, qui racontent un groupe de personnes dont les ancêtres ont vécu une situation exceptionnelle de migration forcée et de coupure violente avec leur monde. La coiffure s’est ainsi dévoilée comme un lieu, un refuge, ce qui reste après la violence du déracinement, mais les tresses se réinventent et continuent à proposer des nouveaux signifiants. » C’est cette dimension, multiple et singulière, qu’elle s’attache à montrer et démontrer à travers ses photographies réalisées à Bogotá, capitale perchée à plus de 2 500 mètres d’altitude, et à Quibdó, grande cité de la région Pacifique, qui renvoient à la diversité constitutive des cultures afro-colombiennes.
Pour la jeune femme, l’empreinte africaine qui forme ce territoire symbolique est désormais bien mieux admise que voici trente ans. « Il n’est plus rare de voir dans les rues de Bogotá des femmes afros qui portent leurs cheveux au naturel. Il y a des espaces médiatiques qui commencent aussi à s’ouvrir… » Certes, on peut y voir des effets de mode, mais cette tendance du moment donne à voir une tout autre histoire, longtemps mal vue, voire invisible, par la plupart des Colombiens. « Aujourd’hui en Colombie, la musique caribéenne ou les rythmes du Pacifique sont dansés dans toutes les villes. C’est devenu un vrai produit culturel et même d’exportation. L’histoire des palenques [communautés d’anciens esclaves africains entrés en résistance en Amérique latin, ndlr] est par exemple reconnue, c’est même devenu un sujet de fierté nationale ».
Si la champeta est née dans les quartiers insalubres de Carthagène au tournant des années 1970, elle prend racine dans ce village devenu mythique : Palenque de San Basilio, à quelque 70 km de la grande cité. Ce fut le sanctuaire de la première communauté autonome du Nouveau Monde, reconnue comme telle en 1713 par un traité de paix avec la couronne d’Espagne, bien avant Haïti ! Deux siècles durant, les descendants y conserveront leurs rites, leurs pratiques et même leurs langues, avant de s’intégrer au début du XXème siècle triomphent toutes les musiques africaines, déchargées par les gros cargos, désormais téléchargées par flots entiers.
© Leslie Moquin
Contre-culture des quartiers défavorisés
Ces deux villes ont été le terrain d’étude pour la photographe Leslie Moquin, qui a choisi de placer son objectif sur la culture des picós, les grands sound systems où se déversent des tonnes de sons hybrides chaque week-end. « Cela m’a semblé pertinent pour évoquer le territoire caribéen sous l’angle de la musique, de la danse. J’ai voulu axer mon projet sur les codes de l’esthétique picotera : les couleurs – le fluo – et les représentations sur les picós comme les animaux sauvages… Il s’agit de l’émanation d’une contre-culture des quartiers défavorisés de Carthagène ou Barranquilla, avec ses codes et ses légendes. » Longtemps associée à la violence, souvent regardée comme une expression vulgaire, cette bande-son surgie des espaces aux marges s’est implantée depuis peu dans les soirées branchées fréquentées par les touristes et la classe plus aisée. « Et l’esthétique visuelle picotera devient à la mode, comme quelque chose d’un peu “exotique”. On m’a parlé de la hora loca dans les mariages cartageneros chics, où pendant une heure les gens dansent le perreo au son de la champeta et se parent d’attributs fluo champetuo… une heure où tout est permis, un carnaval, un moment exutoire, avant d’endosser de nouveau le masque de son statut social normal », précise la photographe française qui a travaillé plusieurs mois sur ce territoire très particulier.
Là encore, il ne peut y avoir une lecture univoque, et c’est pour cela qu’elle a ancré son travail « à la fois dans une historicité et dans un environnement » associant des photographies d’archives sur le même plan que les autres images, des clichés de la luxuriante nature avec celles de soirées arrimées à l’asphalte jungle. Que ce soit par « le dialogue entre passé et présent », ou en confrontant « la représentation “fantasmée” d’un territoire caribéen idyllique planté de cocotiers et de palmiers » avec l’envers du décor, la photographe parvient à une essentielle mise en abyme susceptible d’outrepasser le cadre bien établi de frontières prédéfinies, pour projeter les diverses dimensions qui constituent ce territoire hors norme.
Image d’ouverture par © Laura Quiñones