Pour contrer le caractère occidentalo-centré de la culture numérique, de nouvelles figures féminines noires imposent un nouveau courant artistique : l’afrocyberféminisme. Usant d’armes telles que les codes graphiques du Web ou l’art vidéo, elles viennent recomplexifier les questions liées à l’africanité et au genre. Cet article, rédigé par Maxime Delcourt est à retrouver dans notre dernier numéro.
Des luttes politiques à la montée des marches entamée par quatre-vingt-deux femmes lors du dernier Festival de Cannes, de la pop music à la littérature, la pensée féministe se manifeste aujourd’hui partout. Pas étonnant, dès lors, que le milieu de l’art contemporain se fasse à son tour l’écho de ces problématiques. Et encore moins étonnant d’en constater de multiples déclinaisons, à l’image de l’afrocyberféminisme, ce terme à la fois explicite et relativement flou. À travers six rendez-vous, étalés du 21 février au 4 juillet 2018, la Gaîté Lyrique de Paris a donc cherché à explorer les technologies numériques sous l’angle de l’Afrique et de la notion de genre. Une recherche basée sur les travaux de l’écrivaine afro-américaine Octavia E. Butler, pionnière de l’afrofuturisme et figure majeure de la littérature de science-fiction outre-Atlantique. Dans le cadre de cette prospection, un certain nombre d’artistes-chercheuses ont été invitées à donner leur vision de l’afrocyberféminisme au sein d’un monde que l’on dit de plus en plus ouvert, juste et technologique. Entre deux conférences, se sont ainsi exprimées les femmes artistes, ingénieurs et game designeuses américaines du collectif Hyphen Labs (à l’origine de NeuroSpeculative AfroFeminism, projet à l’intersection du design, de la réalité virtuelle et des neurosciences) ; Sylviane Diop (fondatrice en 2004 de GawLab, une structure dédiée à la promotion des arts numériques à Dakar) ; ou encore la Française Tabita Rezaire (réalisatrice en 2014 d’Afro Cyber Résistance, une vidéo dans laquelle elle appelle à décoloniser et soigner nos technologies malades).
© Tabita Rezaire
Un écho au rétro futurisme
Parmi ces nombreuses invitées, il y avait également Kapwani Kiwanga, auteure de la trilogie de performances Afrogalactica, où elle incarne une anthropologue vivant en 2100 dans les États-Unis d’Afrique. Avec tout ce que cela sous-entend de problématiques à aborder: la fabrication du genre et de la race, notamment. Lorsque l’on demande à l’artiste canadienne ce qu’elle entend par afrocyberféminisme, sa réponse est lapidaire. Selon elle, il suffirait d’en décomposer l’étymologie : d’un côté, « afro », en référence à l’africanité des artistes dont les travaux sont basés sur des mouvements comme la négritude ou le panafricanisme; et de l’autre, « cyberféminisme », du nom de ce mouvement artistique décrivant l’œuvre de féministes utilisant Internet et les nouvelles technologies. Après quelques minutes d’interview, Kapwani Kiwanga se fait toutefois plus précise : « Ce qui m’intéresse dans ce mouvement, c’est que c’est un outil à penser plusieurs phénomènes, essentiellement issus des archives, du passé, mais permettant également de mettre en place quelques projections spéculatives. Il est donc à la fois rétro et futuriste. Surtout, il permet de mettre en place une subjectivité dans le propos, qui n’est pas celle des dominants. »
De là à voir l’afrocyberféminisme comme une sorte de prolongement 2.0 de la pensée afrofuturiste – terme utilisé pour la première fois en 1994 par Mark Dery pour décrire une « science- fiction et une cyberculture du XXe siècle au service d’une réappropriation imaginaire de l’expérience et de l’identité noire » –, il n’y a qu’un pas. Que Mawena Yehouessi, directrice artistique et fondatrice de la plateforme Black[s] To The Future, semble prête à franchir. Tout en rappelant la dimension féministe inhérente à ces deux mouvements : « Sans en être une spécialiste, je perçois l’afrocyberféminisme afrofuturiste et l’afrofuturisme afrocyberféministe. Car si l’un vient interroger l’émergence de ces nouvelles voix, noires, afro-américaines, qui s’emparent des questionnements de leur temps (cf. les débuts de la technoculture comme on la connaît), tout en réactivant des luttes et croyances que l’on pensait reléguées aux périodes primitives et/ou [issues] d’un apartheid prétendument révolu, ce serait un contresens que de penser la question des féminismes comme exclue, ou en tout cas “à part”. Qu’il s’agisse alors ne serait-ce que de citer les héroïnes d’Octavia E. Butler, la non-binarité de Sun Ra (!) ou encore la somme des artistes-chercheu.r/se.s-activistes qui n’ont (eu) de cesse d’étayer la diffraction afrofuturiste : Nalo Hopkinson, Rasheedah Phillips, Alondra Nelson, Ingrid LaFleur, Naima J. Keith et Zoe Whitley… La question du genre, des corporéités, des amours et des sexes est, au contraire, partie intégrante de l’univers afrofuturiste. »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #31, en kiosque et disponible ici.
© M.Y (Mawena Yehouessi)
© Kapwani Kiwanga, Afrogalactica