Bouleversé·es par la guerre en Ukraine, Felipe Jácome et Sveltana Onipko s’unissent pour réaliser Unbroken, un projet qui mêle danse classique et technique photographique et illustre, en contrepoint, la résilience des survivants. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
« C’était follement fort, émotionnellement et esthétiquement beau, mais d’un autre côté, on ressent de la tristesse et de la douleur », rapporte Anna Shmatchenko, l’une des ballerines du Ballet national d’Ukraine photographiée par Felipe Jácome et Sveltana Onipko pour le projet Unbroken (que l’on pourrait traduire par « intact », la négation de « brisé », broken). Anna, comme Anastasia, Vlada, Diana, Nika, Masha ou Alyona, fait partie des plus de sept millions de réfugié·es ukrainien·es à avoir fui leur pays au lendemain de la guerre déclenchée par la Russie de Poutine, le 24 février 2022. Un événement qui a poussé Felipe Jácome à réagir : « Comme la plupart des gens, j’étais horrifié et furieux de l’injustice de la guerre, et en même temps ému et inspiré par la force et la résistance du peuple ukrainien. Je voulais créer une œuvre qui puisse parler de ce contraste. » Le projet Unbroken a pris corps grâce à la collaboration du photographe et de Svetlana Onipko, danseuse elle aussi au Ballet national d’Ukraine et photographe, qui s’étaient rencontrés deux ans plutôt.
Svetlana raconte comment elle a appris le début de la guerre, entre un texto de sa mère et les messages de ses amies ballerines sur WhatsApp qui entendaient tomber les bombes. « Ce projet m’a vraiment permis de faire face aux événements. J’avais le cœur brisé. J’ai pu rencontrer des danseuses dans la même situation que moi. Entre ballerines, entre Ukrainien·nes, on ne sait pas quoi faire d’autre que s’entraider après l’exil. Ce projet est pour moi comme une ballerine puissante, bien que terrassée, résiliente, incassable malgré l’apparente fragilité de son art, particulièrement en temps de guerre », confie celle que le photographe considère comme l’âme d’Unbroken. Avec les autres danseuses, elles furent émues de se retrouver autour d’un projet sur leur pays et de partager leurs histoires, leurs joies et leurs craintes. « Ce sont toutes des femmes plutôt jeunes qui ont dû faire preuve de courage pour quitter leur foyer et leur famille », précise Felipe. « Nous ne savons pas quoi faire, mais nous nous soutenons mutuellement », poursuit Sveltana.
Sur les images de la série Unbroken, la majorité des mouvements exécutés sont des poses de ballet classique mettant en valeur la force des danseuses ; les autres se concentrent sur les émotions transmises. « Après avoir pris les portraits, nous avons transféré les images sur des panneaux de douilles récupérées dans des stands de tir, explique Felipe. Il a fallu plusieurs mois pour développer notre technique: au début, nous transférions les photos par un procédé à la gélatine d’argent. Le problème est que cette émulsion nécessite une surface plane pour s’étaler uniformément. Et pour aplanir la surface, nous devions verser de la résine époxy sur les douilles, ce qui nous faisait perdre la matérialité et la texture des balles. Nous avons finalement trouvé une solution en imprimant les photos avec une imprimante UV qui utilise une lumière ultraviolette afin de sécher l’encre. »
« J’ai senti que, dans cette situation difficile, impuissante, c’était la seule façon pour moi d’aider ma patrie. Cela a signifié beaucoup pour moi », confie aussi Anna Shmatchenko. Unbroken a pour objectif de donner de la visibilité à la détresse du peuple ukrainien et de collecter des fonds pour le soutenir. « Tous les bénéfices de la vente des pièces seront reversés à des organisations caritatives qui aident l’Ukraine », complète Felipe Jácome, dont l’approche graphique des images s’inscrit régulièrement dans le prolongement du sens qu’il cherche à transmettre. C’était en particulier le cas avec l’une de ses précédentes séries, Caminantes, qui présente des réfugiés vénézuéliens traversant l’Équateur – son pays d’origine – suite à la dévaluation de leur monnaie en 2018 (voir Fisheye #38). Économiste de formation, Felipe a alors l’idée d’imprimer ses images sur des billets de banque dont la valeur est désormais proche de zéro. Une pertinence entre le fond et la forme qui vise à « faire réfléchir le regardeur ». C’est cette même logique qui le conduit plus récemment à imprimer son travail à propos des peuples premiers photographiés en Amazonie équatorienne sur des papiers maculés d’hydro carbure pour dénoncer la pollution dont ils sont victimes. Aujourd’hui, avec Unbroken, Felipe Jácome et Svetlana Onipko signent un travail d’une grande justesse avec des images qui font mouche.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #55, disponible ici.
© Felipe Jácome / Sveltana Onipko