À travers un jeu tel que Death Stranding, équipé d’un mode photo, Kojima Productions renforce encore un peu plus les liens entre le monde vidéoludique et la photographie. Deux formes artistiques sur le point d’officialiser leurs noces auprès du grand public. Cet article, rédigé par Maxime Delcourt, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Ces derniers mois, le travail d’une artiste française a été mis en avant dans les médias : celui d’Élise Aubisse, passionnée de jeux vidéo qui, après trois ans de formation en photographie, s’est spécialisée dans le in-game photography, un mouvement artistique en plein essor qui orchestre un fascinant ménage à trois entre l’univers 3D, le gaming et la photographie. Dans les faits, cela se traduit ainsi : Élise Aubisse arpente les maps de différents jeux vidéo (Star Wars Battlefront, Overwatch, Fallout), réalise quelques captures extrêmement réalistes et en fait ressortir certains détails, important dans le virtuel les codes du monde de la photo.
Une nouvelle piste créative
Hasard ou non, Élise Aubisse n’est pas la seule à investir ce champ artistique. Au Japon, Kojima Productions s’en est même fait une spécialité récemment, bien conscient, comme le déclare Jay Boor, directeur du marketing et de la communication de la société, que « les jeux vidéo ont beaucoup évolué au fil des ans, avec de plus en plus de titres présentant des mondes vastes, ouverts et visuellement étonnants. Si bien que les joueurs veulent désormais partager ces mondes et leurs expériences avec les autres. » Sachant cela, l’équipe de Kojima Productions a donc eu une idée : développer un jeu (Death Stranding) qui intègre d’emblée un mode photo, soit une fonctionnalité qui permet de laisser tomber les simples captures d’écran pour prendre des photos directement dans le jeu. « Avec tous ces jeux désormais connectés aux réseaux sociaux, cela permet également aux joueurs de partager leurs photos au sein d’une communauté énorme », précise Jay Boor, visiblement très fier de ce que cette ancienne filiale de Konami, désormais indépendante, vient d’accomplir.
On lui demande alors si cette nouvelle tendance peut permettre aux artistes de penser autrement la photographie, de la réinventer en quelque sorte, et sa réponse fuse : « C’est une évidence, de la même manière que la photographie a inspiré les développeurs de jeux à réinventer le jeu vidéo. Avant de poursuivre : Dans sa définition la plus simple, l’art de la photographie est la pratique consistant à créer ou à capturer des images fixes. À présent, vous pouvez le faire d’une manière significative, créative et accessible dans les jeux vidéo. C’est une fonctionnalité intéressante que les joueurs peuvent apprécier et avec laquelle ils peuvent s’amuser, mais c’est aussi une nouvelle piste créative pour les artistes qui veulent explorer et trouver l’inspiration. »
Dans Death Stranding, le mode photo permet ainsi de modifier la lumière, les couleurs, le cadrage, ou encore l’exposition. Des filtres ont même été pensés afin d’offrir aux gamers une batterie d’outils et d’options censés inciter ces derniers à réaliser des photos. Quitte à devancer parfois la réalité : « Dans le jeu, on a également cherché à mettre à disposition une fonction de zoom qui offre une portée sans précédent, du grand-angle de 10 mm au téléobjectif de 1 000 mm, ce qui n’est pas encore possible dans le monde réel. »
Death Stranding © Pete Rowbottom
Une nouvelle tendance artistique
Bien évidemment, cette nouvelle expression photographique suscite son lot de critiques de la part de ceux qui refusent de la considérer comme de l’art. Il suffit pourtant de taper le #DeathStrandingPhotoMode pour comprendre que l’on se confronte ici à de véritables propositions, une forme d’expression visuelle qui trahit une vision artistique. L’émotion est là, le message également, avec la possibilité pour le joueur/photographe de proposer un regard singulier sur une même scène. De là à considérer des jeux vidéo comme Death Stranding comme des terrains de jeu pour les apprentis photographes, il n’y a qu’un pas que Jay Boor n’hésite pas à franchir. Avec prudence, certes, mais également avec la conviction que « le “mode photo” dans les jeux vidéo introduit les bases de la photographie de façon très simple et interactive. Pour ceux qui n’ont pas d’appareil photo, ou tout simplement qui n’ont pas eu la chance de découvrir l’art de la photographie, le “mode photo” dans les jeux vidéo peut être un bon point de départ, dans le sens où c’est une façon de découvrir ces fonctionnalités de façon amusante et interactive. »
Le cas de Death Spranding en atteste : dans cette histoire, où il n’existe plus de frontière entre le monde des vivants et celui des morts, il est ainsi possible de grimper au sommet d’une montagne, d’explorer le paysage alentour, voire même la topographie des lieux, et de se servir du mode photo pour regarder et expérimenter le décor à l’aide de différents angles et cadrages, en temps réel. Autant de fonctionnalités qui, selon Jay Boor, reprennent les préceptes du célèbre photographe anglais Pete Rowbottom – spécialisé dans la photographie de paysages depuis plus de vingt ans –, et rappelle à quel point ces derniers s’appliquent aussi bien à la photographie virtuelle qu’à la photographie réelle. « Dans Death Spranding, vous pouvez explorer des paysages absolument époustouflants. Vous pouvez vous arrêter où vous voulez et, en gros, prendre des photos. C’est presque réel. Et pour moi, c’est quelque chose que je pourrais vraiment utiliser pour enseigner aux gens des idées sur le cadrage, la composition ou l’éclairage. Vous pouvez tout faire : vous déplacer, ou créer une composition comme vous le feriez si vous étiez en extérieur », argumente Pete Rowbottom, invité par Kojima Productions à explorer les paysages de ce jeu post-apocalyptique. L’occasion pour le photographe anglais d’expérimenter son art tout en répétant son processus de création au sein du monde virtuel : « Je suis toujours à la recherche de nouvelles façons d’explorer l’art de la photographie de paysage. Celle proposée par Kojima Productions est très inhabituelle, mais elle s’est déjà révélée très intéressante », affirme-t-il en conclusion d’une vidéo promotionnelle.
Car, chez Kojima Productions, on est persuadé que le mode photo n’est pas qu’un gadget censé permettre aux joueurs d’avoir un plus grand contrôle sur le jeu. C’est aussi et surtout la possibilité pour eux d’exprimer leur créativité, de partager leurs expériences aussi bien sur des communautés de gamers qu’à destination de ceux qui sont simplement à la recherche d’inspiration visuelle. Des gens qui, pour reprendre les mots d’Élise Aubisse, pourraient bien annoncer les prémices d’une nouvelle forme d’expression artistique : le « néo-picturalisme virtuel ».
Cet article est à retrouver dans Fisheye #44, en kiosque et disponible ici.
Death Stranding © Pete Rowbottom