Née avec l’effondrement de l’Union soviétique, une nouvelle génération de photographes n’en finit pas d’ausculter son environnement. Quatre jeunes auteures d’une école de photographie de Saint-Pétersbourg nous livrent leur regard de femme sur la société russe. Cet article, rédigé par Carole Coen, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Pression des réseaux sociaux, diktats de l’apparence, obligation de réussite professionnelle, mais aussi retour aux valeurs traditionnelles. Dans un pays où elles n’ont pas eu à conquérir leur émancipation – « acquise » sous le régime soviétique, dont le droit de vote en 1917, et le droit à l’avortement en 1920 –, les femmes peinent pourtant à faire entendre leur voix, dans la sphère privée comme dans la vie publique. Quatre jeunes photographes issues de DocDocDoc, une école de photographie de Saint-Pétersbourg, nous livrent leur lecture singulière de la société. Des problématiques liées au monde actuel, mais qui relèvent aussi de leur propre réalité et de la situation complexe où elles se trouvent en tant que femmes dans la société russe. Car si la moyenne d’âge des étudiants est de 32 ans, trois sur quatre sont des étudiantes. « Je n’ai pas vraiment d’explication sur ce chiffre, reconnaît Feodora Kaplan, cofondatrice de DocDocDoc. Ce qui est sûr, c’est que ces femmes explorent souvent les problématiques qui leur sont propres. »
Réaction de défense
Aujourd’hui, en Russie, les femmes sont toujours enfermées dans leur rôle de pilier de la famille. En janvier 2017, un projet de loi dépénalisant les violences domestiques a été voté par la Douma, dans le but de « préserver les valeurs traditionnelles familiales ». Sauf en cas d’hospitalisation, une femme ne peut pas porter plainte ou demander protection contre un conjoint violent : ce n’est plus qu’un délit administratif. « En plus de ce vide législatif, il y a un vrai déni au sein de la société elle-même », souligne la photographe Tata Gorian, née en 1984. « Des phrases comme “ça doit rester dans la famille” ou “s’il t’a battue, c’est que tu l’as provoqué” sont courantes. Ma série Gaping [“Béant” en français, ndlr] est née d’une réaction de défense àcette violence-là. »
© Alisa Ganzharova
Réalisée en 2018, cette série montre des objets, des fleurs et des fruits délicatement suturés, photographiés sur fond noir. Incrustées dans la matière – d’un gant en dentelle, d’une pelure de mandarine, d’une coquille d’œuf –, les coutures ressortent à peine. « Plutôt que de représenter les victimes, j’ai choisi la réparation, la guérison. J’ai acheté des aiguilles et du fil chirurgicaux, et j’ai regardé des tutos sur Internet. Il était important pour moi de reproduire les gestes précis », explique Tata Gorian. « Ce travail est celui d’un témoin impuissant d’une réalité qu’il est impossible d’ignorer », peut-on lire dans son texte de présentation. Un travail qui, à ce jour, n’a pas trouvé d’écho – sous forme d’exposition ou de publication – en Russie. Pour Anya Miroshnichenko, c’est dans le cercle familial et amical que sa série Femininity Vulgaris – sur l’aliénation par les diktats de la beauté – a provoqué des remous. « Alors qu’elle m’a toujours soutenue, ma mère a elle-même reconnu qu’elle ne la comprenait pas, qu’elle ne l’acceptait pas. Et nombre de mes amis m’ont accusée de haïr ma mère. Ce n’est pas vrai. Ce sont les stéréotypes que je hais. »
Née en 1982, la photographe poursuit aujourd’hui sa troisième année d’études à DocDocDoc. En s’intéressant à la féminité, Anya Miroshnichenko a soudain pris conscience de ce qui remplissait les placards de sa mère : lingerie, cosmétiques antirides, produits amincissants… « J’ai été élevée dans cet environnement sans l’avoir jamais remis en question. Mon idée de la femme venait directement de là : paraître toujours plus mince, plus jeune, plus belle, jusqu’à recourir à la chirurgie esthétique. » Dans sa série aux tonalités sourdes et aux accents de peinture flamande, Anya Miroshnichenko met en scène son corps et celui de sa sœur, exposés et dissimulés sous les accessoires et les vêtements de leur mère. Sur elles, ce qui est censé sublimer mord la chair, ligote les membres, emprisonne, aveugle, paralyse. « J’ai simplement incarné les images qui me reliaient à ma mère : la transformation de son visage, le travestissement de son corps, et cette course sans fin vers une beauté fantasmée et standardisée », résume la jeune femme.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #36, en kiosque et disponible ici.
© Sidorova Ksenia
© Anya Miroshnichenko
© Tata Gorian
© Sidorova Ksenia
Image d’ouverture © Anya Miroshnichenko